Laure COHEN née TAIEB

1895 - 1944 | Naissance: | Arrestation: | Résidence: , ,

La vie brisée de Laure COHEN

(photo de son acte de mariage ci-contre)

 

par Danielle Laguillon Hentati

Professeur honoraire d’italien et auteur
Chevalier des Palmes académiques

 
 
Même si c’était une tâche difficile, Odette ressent avec une telle acuité tout ce qu’elle vient de vivre qu’elle écrit et dessine dès sa libération, pour être au plus proche de la réalité, tant elle craint que le temps ne vienne altérer et déformer ses souvenirs, que ce soit en les édulcorant ou au contraire en les noircissant.[1]

Contrairement à Odette, Laure n’est jamais revenue d’Auschwitz. Elle n’a jamais témoigné. Elle est tombée dans l’oubli total. Elle ne fait pas partie de la liste des victimes du Mémorial de Yad Vashem.

Quand la seconde guerre mondiale éclate, nul ne se doute que ce sera le conflit militaire le plus meurtrier de l’histoire. Et peu d’observateurs peuvent alors prévoir les répercussions sur les populations civiles. Le bilan humain est catastrophique : entre 60 et 80 millions de morts dont 45 millions de civils, plusieurs millions de blessés, 30 millions d’Européens déplacés.
Si les bombardements, les exécutions, les représailles vont contribuer à l’horreur de la guerre, ce sont surtout les camps de concentration et les camps d’extermination qui  engendreront un effroi général, pour leur conception, pour leur application méthodique à donner la mort à tous ceux qui étaient des « ennemis du Reich », à tous ceux qui étaient différents : Noirs, Tsiganes, Slaves, Juifs. L’extermination devient massive à partir de 1944.

En Tunisie

Quand Clara Taieb[2] naît le 20 février 1895 à Sfax, ville située aux portes du Sud tunisien, ses parents envisagent certainement pour elle une vie tranquille « au pays ».
Sa famille paternelle, des Tunisiens juifs ou « twansa », nous est peu connue : son père, Mordekhai (appelé Mardochée en famille), fils d’Avraham, est représentant de commerce. Sa famille maternelle est d’origine livournaise : sa mère, Sarah Ossona (Assoua par erreur), est née en 1866 à Tunis, fille de Jacob Mendès-Ossona (1822 – 1902), négociant, et de Clara Cardoso (1834 – 1904). Elle meurt le 15 février 1903 à Tunis alors que la petite fille n’a que huit ans. Clara, qu’on appelle Laure dans la famille, a un frère auquel elle va rester profondément attachée : Albert.
 Ils ont la nationalité tunisienne, mais sont déclarés « protégés français ». La situation des citoyens israélites en Tunisie est différente de celle de leurs coreligionnaires en Algérie, département français, où ils sont devenus Français par effet du décret Crémieux. La Régence de Tunis est un protectorat où les sujets tunisiens gardent leur nationalité, sauf s’ils demandent la naturalisation. Toutefois, à leur demande, des citoyens de confession israélite (comme on dit alors) sont placés sous la protection juridique de la France.
Laure est donc éduquée entre twansa et granas, au carrefour des religions et des cultures dans une Tunisie cosmopolite depuis le XVIII° siècle.
Le 8 décembre 1924, Laure se marie à Sfax[3] avec  Eliahou (nommé Elie) Cohen, né le 13 décembre 1882 à Tunis, fils de Hai. C’est un mariage religieux, non civil, célébré chez un rabbin notaire.
Peu après, le couple quitte la Tunisie pour la France. Ses proches étant tous décédés, Laure a le cœur serré car elle n’aura plus l’occasion de suivre la coutume de se rendre sur leurs sépultures au cimetière du Borgel, à l’anniversaire de leur mort et le jour de Roch Hachana. Toutefois, elle espère que ce départ annonce une nouvelle vie avec son époux ; et, si les circonstances le permettent, elle pourra revenir un jour à Tunis, au moins pour se recueillir sur leurs tombes.
De Strasbourg à Villeurbanne
Le couple s’établit à Strasbourg où naît leur fils unique, Roger Hai, le 14 août 1928. Il est déclaré par sa mère, puis reconnu par ses parents le 4 septembre 1928[4], formalité obligatoire en l’absence de mariage civil.
Laure s’est-elle sentie isolée à Strasbourg, malgré la présence de son neveu Abraham Albert Boucara, mais loin de son frère Albert ? A-t-elle manqué de relations sociales ? Le fait est qu’elle déménage avec son mari et son fils vers 1935 pour vivre à Villeurbanne, près d’Albert et de son épouse Adrienne.

Quel curieux couple ! Il est aussi petit et fluet qu’elle est grande et plantureuse. Elle a une chevelure d’un roux éclatant. Un mariage d’amour, dit-on. Leurs filles Sarah et Renée sont mes meilleures amies.[5]

Albert est directeur de la Société d’Élie Boccara[6], à Lyon. C’est dans cette même société qu’Élie Cohen est embauché comme employé[7].
La famille est domiciliée au numéro 58 rue Hippolyte Kahn à Villeurbanne, commune ouvrière en pleine expansion à la périphérie de Lyon. Dans cette rue tranquille habitent de modestes artisans et employés, partagés entre Français et étrangers : Espagnols, Italiens, Turcs, Polonais, Russes[8]. La coexistence de différentes nationalités et religions ne pose pas problème dans cette banlieue devenue cosmopolite depuis l’arrivée de travailleurs coloniaux et étrangers, main d’œuvre indispensable pour le développement économique déjà pendant la guerre de 1914-1918 quand entreprises lyonnaises et entreprises repliées se lancèrent dans le matériel radio et diverses sous-traitances innovantes comme l’électricité automobile.
Laure se plaît dans sa maison, proche de Gratteciel, nouveau quartier flambant neuf qu’a voulu le maire socialiste, Lazare Goujon. Fort de son bilan de maire bâtisseur, le médecin hygiéniste espère être réélu en 1935, mais il est battu par le candidat communiste, Camille Joly, instituteur[9].
Sans doute peu attirée par la politique, elle s’occupe de son ménage et de son fils. Elle est une maîtresse de maison accomplie qui partage avec son époux, Élie, le sens de la famille. Ils accueillent bien volontiers la parenté élargie :

Les autres dimanches se passent chez Laure Cohen, la sœur d’Albert Taïeb. Son fils, Roger, a de superbes jouets et un train électrique qui fait notre admiration. Et notre étonnement. Son père, Élie, est employé chez Papa qui ne nous a jamais offert d’aussi beaux cadeaux ! Laure vante la beauté et l’intelligence de son merveilleux fils.[10]

En bonne mère méditerranéenne, elle reporte tout son amour sur ce fils unique venu combler ses attentes. Elle profite d’une insouciance heureuse à laquelle l’année 1939 met fin.
C’est d’abord une rupture de mauvais augure au niveau local : la municipalité communiste de Villeurbanne est dissoute, suite à l’interdiction du parti communiste français et de ses organisations en vertu du décret Daladier du 26 septembre 1939 ; Victor Subit est nommé président d’une délégation spéciale par le préfet ; puis, en 1941, il est remplacé par Paul Chabert, maire nommé par Vichy qui se targuera d’avoir été le premier maire « à concrétiser, en un buste digne du grand chef, son hommage au maréchal de France » [11].
Autre événement plus tragique : la guerre éclate. Lors de l’invasion, Lyon ne connaît pas de combats, son maire Édouard Herriot ayant obtenu le statut de ville ouverte pour son agglomération. Si les Allemands ne restent pas longtemps, un très grand nombre de réfugiés s’installent à Lyon à compter de juillet 1940. La ville et les agglomérations voisines connaissent la même vie politique unique faite de censure et de propagande officielle que l’ensemble de la France, soumise à l’autorité du gouvernement vichyste. Celui-ci vient de publier le statut des juifs, valable sur tout le territoire français, ainsi que dans les colonies et les protectorats, statut qui établit de fait l’antisémitisme en politique d’État. En réaction à la politique de Vichy, un très riche réseau de résistants, regroupant toutes les tendances, fonde rapidement un grand nombre de mouvements et d’organes de presse clandestins.

« Ils ont débarqué en Afrique du Nord ! »

C’est la merveilleuse nouvelle que nous offre ce 8 novembre 1942. Le débarquement a eu lieu au Maroc et en Algérie. À la radio de Londres, on suit les combats qui opposent les forces des Alliés à celles de Vichy. La France de la Collaboration fulmine contre l’invasion de nos colonies.

C’est aussi l’anniversaire des douze ans de Robert. L’oncle Jo, Armand et Taty, Charles et Lucienne, Albert et Dédée viennent boire le champagne. Nous rions, nous chantons, heureux comme des prisonniers à la veille d’être libérés. Le débarquement en France est pour bientôt. On avance des dates, des lieux. En quelques mois, la situation s’est retournée. Rommel est en déroute en Afrique. Les Russes tiennent toujours devant Stalingrad. La victoire est pour demain.

Le réveil est brutal.[12]

De la prison de Montluc à Auschwitz

Le 11 novembre 1942, la ville de Villeurbanne est, comme tout le reste du territoire, occupée par les troupes allemandes. C’est le temps des attentats, des exécutions, des assassinats et des spoliations. C’est le temps des rafles pour recruter des « détenus aptes au travail », comme à Villeurbanne le 1er mars 1943, car, avec la prolongation et l’intensification du conflit, l’Allemagne manque désormais de travailleurs pour faire fonctionner correctement son industrie de guerre. C’est le temps des rafles et des délations envers les « ennemis du Reich » et les communautés à éliminer, comme les juifs accusés de tous les maux.
Pourtant, Laure et sa famille restent à Villeurbanne, tout comme Albert. Ils se sentent à l’abri dans cette banlieue ouvrière où la solidarité n’est pas un vain mot.
Cependant la ville de Lyon subit une répression importante, due à la fois à l’importance des mouvements résistants locaux et au fait qu’elle est un chef-lieu régional pour les organes de répression allemands (Gestapo, SS et Feldgendarmerie) et pour la Milice française. Le 20 novembre 1943, les arrestations des membres de la famille commencent et s’ensuivent jusqu’au 26 juin 1944.
Le mercredi 5 juillet 1944, Laure va à Lyon. Est-elle lasse de rester enfermée chez elle, à Villeurbanne, sans voir personne ? Veut-elle simplement avoir des nouvelles de la parenté ? S’est-elle sentie en sécurité en allant rendre visite à son amie, Madeleine ?

À cinquante ans de distance, on voit mieux notre aveuglement. On n’a pas tenu compte des signaux d’alarme qui ont retenti jusqu’au bout. On n’a pas profité des chances offertes jusqu’à la dernière minute. On savait qu’on allait être arrêtés mais sans le croire vraiment. Comme la famille d’un malade condamné sait qu’il va mourir sans l’admettre vraiment. L’horreur est incompréhensible. Le malheur est arrivé.[13]

Madeleine Goldberg[14] habite au numéro 64  cours Gambetta à Lyon. C’est là que les deux femmes sont arrêtées par la Gestapo. Elles sont internées au fort de Montluc à Lyon. Emprisonnée dans la cellule 13 n°7818[15], Madeleine Goldberg  est libérée, sans explication, le 14 juillet 1944 par un inspecteur de police[16]. Laure[17], par contre, est transférée  de Montluc[18] au camp de Drancy le 24 juillet 1944. Une semaine plus tard, le 31 juillet 1944, elle est déportée à Auschwitz par le convoi 77.

Le voyage a duré quatre jours et quatre nuits, dans un wagon plombé, sans air, sans lumière, sans eau, sans nourriture, avec les cris des enfants, les pleurs des femmes et les hurlements des fous. Le train s’est enfin arrêté. Les portes se sont ouvertes. Des cris : « Raus ! Los ! Los ! »[19]

Quand Laure descend du train, elle ne sait pas où elle est, elle ne sait pas ce qui l’attend.
« Toi, tu vas à droite. Toi, tu vas à gauche. »
Je me suis retrouvée du côté où il n’y a pas grand-monde, juste un petit groupe de femmes entre 15 et 45 ans. En face, il y avait les handicapées, les femmes plus âgées et tous les enfants. C’est ainsi qu’ils ont décidé des personnes qui semblaient suffisamment solides pour travailler, et celles à l’allure fragile.[20]

Laure s’est retrouvée du côté des femmes fragiles. Elle est décédée le 5 août 1944 à Auschwitz, vraisemblablement gazée.
D’abord restée sans information, sa famille entend dire qu’elle a été déportée à Ravensbrück, sans plus de renseignements. Pas de confirmation. Son mari, Élie Cohen meurt en janvier 1945[21], peut-être de chagrin. Devenu orphelin, leur fils Roger est confronté à la douleur, au deuil  impossible en l’absence de la tombe de cette mère tant chérie, morte dans des conditions effroyables qu’il va découvrir peu à peu.
En 1948, Laure étant déclarée « déportée non rentrée, et inconnue aux différents fichiers du Service des Étrangers »[22], la régularisation de son état civil s’annonce longue et difficile. Les formalités s’achèvent quand la carte de déportée politique n°211331576 est enfin délivrée le 6 décembre 1965 à son fils, à titre d’ayant-cause.

Comme le dit une si belle chanson
« Que le sang sèche vite en entrant dans l’histoire »
Alors qu’à jamais Auschwitz nous serve de leçon
Et que les déportés vivent dans nos mémoires.[23]

Légende de la photo de la plaque[24]
Centre national de la résistance et de la déportation : rappel des persécutions antisémites

Références

[1] Marie Rameau, Souvenirs, Éditions la ville brûle, 2015, p.61.
[2] Pour les patronymes, voir : Paul Sebag, Les noms des juifs de Tunisie. Origines et significations, L’Harmattan, 2002 : Taieb, Tayeb p.138 ; Ossona, Mendès-Ossona p.114-115 ; Cohen p.58.
[3] Acte de mariage n° n°10525. Information donnée par Moché Uzan, rabbin à Tunis.
[4] Je remercie Corinne Rachel Kalifa Sabban qui m’a fourni l’acte de naissance.
[5] Mireille Boccara, Vies interdites, Collection Témoignages de la Shoah, Fondation pour la Mémoire de la Shoah, Editions Le Manuscrit, 2006, p.61.
[6] Élie Boccara est le frère d’Abraham Albert Boucara. Voir : http://www.convoi77.org/deporte_bio/abraham-boucara/
[7] AD 69, Villeurbanne recensement de 1936 : http://archives.rhone.fr/ark:/28729/a0113034782054iS8LZ/1/1
[8] AD 69, Villeurbanne recensement de 1936
[9] Biographie de Camille Joly : http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article89586
[10] Mireille Boccara, Vies interdites, p.62.
[11] Yannick Ponnet, « Avec Paul Chabert, la Ville s’offre un buste du maréchal Pétain » : https://www.leprogres.fr/rhone/2015/08/06/avec-paul-chabert-la-ville-s-offre-un-buste-du-marechal-petain
[12] Mireille Boccara, Vies interdites, p.150.
[13] Mireille Boccara, Vies interdites, p.173.
[14] Madeleine Marcelle Goldberg née Paris en 1911 à Paris ; elle est mariée et mère de 3 enfants.
[15] Archives départementales du Rhône, Montluc 1942-1944, Fiche N°003915. http://archives.rhone.fr/ark:/28729/a0113034779221mY1Wl/1/1
[16] Une attestation lui est remise le 22 septembre 1944. Ibidem, Fiche N°003915.
[17] Attestation établie par Madeleine Goldberg le 15 septembre 1961 à Lyon. In : DAVCC Dossier déporté politique 21 P 250404.
[18] Archives départementales du Rhône, Montluc 1942-1944, Fiche N°7182. http://archives.rhone.fr/#recherche_montluc:
[19] Récit de Myriam Roubi, in : Mireille Boccara, Vies interdites, p.238.
[20] Témoignage de Ginette Kolinka, rescapée du camp d’Auschwitz Birkenau : http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1313086-a-19-ans-j-ai-ete-deportee-au-camp-d-auschwitz-je-n-en-ai-pas-parle-pendant-40-ans.html
[21] Décès mentionné sur la fiche de son épouse : http://archives.rhone.fr/#recherche_montluc
[22] Note en date du 23 novembre 1948 adressée par le sous-directeur de la Police Générale au chef du 3ème bureau de la Police Générale. In : DAVCC Dossier déporté politique 21 P 250404.
[23] Nelly Aubry, Poème sur Auschwitz. https://fr.calameo.com/read/0000089188ecb7c4010d9
[24] Centre national de la résistance et de la déportation : rappel des persécutions antisémites :
https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/c/c6/Lyon-D%C3%A9portation.JPG

Contributeur(s)

Danielle Laguillon Hentati, Professeur honoraire d’italien et auteur, Chevalier des Palmes académiques

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