Alice Lévy-Sée (née Dreyfus)
Alice Dreyfus est née à Zurich en 1874. Elle a été assassinée à Auschwitz, le 5 août 1944.
Comme beaucoup de femmes de sa génération, Alice Lévy-Sée n’a laissé que peu de traces dans les archives; dans la plupart des documents retrouvés, elle n’est pas décrite comme individu à part entière. Très souvent, elle n’est que brièvement mentionnée, soit comme fille, puis épouse et mère, veuve, finalement comme grand-mère. Face à cette réalité, il nous paraît raisonnable d’inscrire cette biographie dans une histoire familiale qui s’étend sur plusieurs générations et joue sur de nombreuses scènes.
Sierentz (Alsace)
La mère d’Alice, Mina Dreyfus, est née le 23 septembre 1850, à Sierentz (source: Stadsarchief.Antwerpen). Ses parents étaient Louis Dreyfus de Sierentz et Rachel Levy de « Beffort » (probablement Belfort?). A cette époque, Sierenz hébergeait une communauté juive importante (cf. Pays de Sierentz)
Sierentz est un joli village à quelques kilomètres de Bâle. Devant la Place Dreyfus, près de l’église catholique, un panneau d’information rappelle qu’en 1934, « la famille Louis Dreyfus, originaire de Sierentz et installée à Paris, fit don de cet emplacement de plus de 9 ares destiné à un but d’intérêt public. A côté de la place ce trouvait le quartier juif de Sierentz, avec la seconde synagogue, de la fin du XVIIIe, la maison de rabbin et l’école. L’ensemble fut démoli à l’aube des années 1970 ». En effet, ce terrain semble aujourd’hui servir de parking:
Place Dreyfus à Sierentz, photo par l’auteur, 1.12.24
Ober-Endingen (Argovie, Suisse)
Le père d’Alice, Ruben Dreyfus (parfois écrit Dreifuss), est né à Endingen (Argovie, Suisse), le 10 juillet 1846. Ses parents étaient Luise Löwengardt de Dettense (Hohenzollern, Allemagne) et Markus Getsch Dreifuss (né en 1812 à Endingen, décédé en 1877 à Zurich), pédagogue connu et protagoniste de la lutte pour l’émancipation des juifs en Suisse. A Endingen, Markus Getsch Dreifuss possédait une maison, à la Weidgasse (qui existe encore).
Avec l’émancipation des Juifs en Suisse, dans les années 1870, un exode rural a eu lieu. Une partie considérable des habitants des anciens « Judendörfer » s’est progressivement établie dans les grandes villes suisses. Il en va de même de Markus Getsch Dreifuss, qui a contribué activement à la fondation d’une communauté israélite à Zurich, entre 1872 et 1876.
Zurich (Suisse)
A Zurich, Ruben Dreyfus (ou Dreifuss) travaille comme marchand de graines. Il participe, dès les années 1870, à la fondation d’une bourse de graines dans cette ville. En 1871 a lieu le mariage avec Mina Dreyfus (de Sierenz, comme mentionnée en haut). Alice, née le 9 juin 1874, est l’aînée, avant Helena (née en 1879) et Edgar (né en 1882). Selon les Registres paroissiaux Zurich, la famille demeure, à cette époque, Rue de la Gare (Bahnhofstrasse).
Berchem (Belgique)
Dès 1898, nous retrouvons la famille à Berchem (Anvers). En 1899, Alice se marie avec Albert Salomon Lévy-Sée, fils de Marc Lévy et de Clémentine Sée. Albert Salomon Lévy est né à Paris, en 1870, mais il vit en Belgique depuis 1885, où il a été naturalisé en 1896/97. Les documents disponibles mentionnent qu’il est docteur en philosophie et lettres, sans indiquer quelle profession il exerce.
Ce mariage a une conséquence juridique qui pèsera lourd pour Alice: En épousant un étranger, elle perd sa citoyenneté suisse, selon le droit matrimonial en cours dans son pays d’origine, à l’époque…
Ixelles et Anvers (Belgique)
Le jeune couple s’installe à Ixelles (Elsene). En 1900, une fille est née, Marie-Louise-Marcelle Lévy. Déjà l’année suivante, en 1901, Albert Salomon Lévy meurt (Acte de décès)
A l’âge de 26 ans, Alice devient donc veuve, en charge d’une fille. Elle revient à Anvers en 1905, où demeure sa mère Mina Dreyfus, elle aussi devenue veuve entretemps. Nous n’avons trouvé aucune information sur la vie familiale dans les années qui suivent.
Paris
En 1922, Marie-Louise-Marcelle, la fille d’Alice, épouse André Antony Schoenfeld, industriel de caoutchouc à Pantin, Rue des Ecoles. Ils ont, eux aussi, une fille unique, Denise, née le 16 mai 1923 à Paris. La famille demeure 11, Boulevard Lannes (près de la Porte Dauphiné). Elle comporte non seulement André Antony Schoenfeld, son épouse et leur fille, mais aussi Alice. L’écrivaine Vivianne Forrester, née Dreyfus, une nièce d’Alice, se souviendra plus tard de ce ménage: « Ma tante Alice, son gendre, sa fille et sa petite-fille vivaient ensemble boulevard Lannes. La famille la plus harmonieuse qui ait jamais été […]. Tante Alice était toujours là, impotente. Elle était assise dans un grand fauteuil les jambes allongées sur un «[meuble en forme de?] X » – je me souviens d’un meuble grand empire […]. Elle était toujours occupée à des ouvrages de couture ou de broderie ». Cette habitation était « douce et chaleureuse, inondée de clarté », en face du Bois de Boulogne (source: Courriel de Vivianne Forrester, Paris, à Agnès Bartoll-Barrat, 27 février 2005, conservé dans: Don Barrat Bartoll, CMLXXV(84)-4, Mémorial de la Shoah, Paris).
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Alice LEVY-SEE née le 9 juin 1874, habite 11 boulevard Lannes à Paris, avec sa fille Marie-Louise (Maryse), son gendre André Schoenfeld et sa petite-fille Denise. Source: Mémorial de la Shoah
Dès 1941, les persécutions s’intensifient. D’abord, c’est André Antony Schoenfeld qui est arrêté, le procédé d’aryanisation de son usine démarre aussitôt. Après, la police vient chercher sa femme, Marie-Louise, Alice et Denise. Selon un témoignage conservé au Mémorial de la Shoah à Paris, Alice a sauvé, à ce moment décisif, par un acte de courage et de présence d’esprit, la vie de sa petite-fille, Denise: « Alice a poussé Denise par l’escalier de service de leur appartement, a fermé la porte à clé et l’a jetée par la fenêtre. Denise s’est réfugiée dans un couvent ».
Après la catastrophe …
Denise Schoenfeld, petite-fille d’Alice, survit. Pour l’appartement, 11 Boulevard Lannes, elle trouve un locataire illustre.
11 boulevard Lannes, Paris
Source : Wikipedia
C’est l’écrivain Paul Claudel qui se félicite, en janvier 1946, d’avoir trouvé un bel appartement, 11 Boulevard Lannes. Brièvement après (février 1946), il constate dans son journal, assez sèchement et apparemment sans état d’âme, que les parents de la jeune Denise ont été déportés et massacrés. Aujourd’hui, une plaque commémorative note que le célèbre poète a habité cette maison; ses prédécesseurs n’y sont pas mentionnés.
Plaque Paul Claudel, 11 boulevard Lannes, Paris 16e
Source : Wikipedia
Quant à Denise, convertie au catholicisme, elle se marie avec le journaliste Robert Barrat, en 1947, et mènera une vie très active: Mère de quatre enfants, elle poursuit son travail de journaliste et s’engage, avec son mari, dans la lutte anti-colonialiste en Algérie. Dans une lettre (non datée), conservée au Mémorial de la Shoah, elle résume son attitude: « La vie est là, et il s’agit de la porter allègrement, d’aller toujours de l’avant ».
Dans la génération qui suit, c’est Agnès Barrat, née Schoenfeld, fille cadette de Denise et donc arrière-petite-fille d’Alice, qui s’est penchée sur le passé. Elle a non seulement publié, avec son mari, « Le dernier des Schoenfeld », bande dessinée qui aborde, entre autre, le problème de l’aryanisation en France occupée. Elle a aussi rassemblé un dossier très riche, plein de sources précieuses sur l’histoire de sa famille, conservé aujourd’hui au Mémorial de la Shoah, Paris (Collection Agnès Barrat).