Elie MARCU
La biographie que vous allez lire a été rédigée par Isidore Berthelot, Nathan Dana, Raphaël Durand, Manèle Ghermaoui, Gwenaëlle Leclercq, Anton Muselli-Blot, Elias Oufkir, Colin Rambaud, Robin Thomas et Angela Trueba, élèves de 3ème du collège La Cerisaie de Charenton durant l’année scolaire 2023-2024, encadrés par Nathalie Baron et Sonia Drapier, enseignantes d’histoire-géographie.
Le hasard et internet nous ont permis de retrouver la trace de Jean-Pierre Fayer, petit-fils d’Ilie Marcu. Nous le remercions infiniment, ainsi que sa famille, pour toute l’aide qu’il nous a apporté dans nos recherches en nous fournissant de nombreux documents et en venant nous rencontrer au collège. Nous tenons également à remercier Jacques Gragnon et Philippe Roza qui nous ont accompagnés dans nos recherches. Nous vous présentons la biographie d’Ilie, tandis que d’autres élèves ont rédigé celles de ses enfants Manuel et Elisa également disponibles sur le site Convoi 77.
Notre travail s’est appuyé sur des documents provenant des Archives départementales du Val de Marne, du mémorial de Caen, du Mémorial de la Shoah et de la Préfecture de police de Paris ainsi que des Arolsen Archives.
I- De la Roumanie à la France
1) L’arrivée en France
Ilie ou Elie Marcu est né le 27 mars 1892 à Negresti au nord-est de la Roumanie. Ses parents, de religion juive, s’appelaient Leia et Ilie Hers Sin Marcu.
Ilie a décidé de quitter la Roumanie en 1913 sans doute à cause de l’antisémitisme qui y régnait alors et pour fuir le service militaire.
Dans une lettre que nous avons retrouvée au Mémorial de la Shoah sa fille Elisa indique « Mes parents originaires de Roumanie sont venus en France en 1913. Car mon père déjà socialiste ne voulait pas faire je ne sais combien d’année de service militaire. ».
Photo de la famille Marcu – Date inconnue
Source : famille Marcu-Fayer
D’après Jean-Pierre Fayer, fils d’Elisa, il semble qu’Ilie soit arrivé seul en France en 1913 et que Blanche l’ait rejoint ensuite. Le dossier de demande de naturalisation, daté du 19 juillet 1927, indique une arrivée en France 14 ans auparavant, ce qui confirme cette hypothèse. Quant à Blanche, elle a accouché de son premier enfant à Paris en février 1915 et a donc rejoint Ilie assez rapidement.
Ce même dossier indique qu’Ilie avait « 4 frères dont il n’a pas de nouvelles et ignore s’ils sont encore vivants » et « un frère, Simon, 38 ans, tailleur en Serbie ».
Ilie avait pour destination finale les Etats-Unis après une halte en France. Il est finalement resté vivre à Paris car des cousins y habitaient.
C’est à Paris qu’Ilie s’est marié avec Blanche Leibovici le 30 mars 1926 dans le 17ème arrondissement. Blanche est née le 12 avril 1892 à Codăești en Roumanie, ville distante d’une cinquantaine de kilomètres de Negresti.
Acte de mariage de Blanche et Ilie
Source : AD Val de Marne
Ilie et Blanche Marcu
(Date inconnue – Source : famille Marcu-Fayer)
Selon leur dossier de demande de naturalisation Ilie et Blanche ont eu plusieurs adresses à Paris dont toutes ne sont pas lisibles.
Extrait du dossier de demande naturalisation 19 juillet 1927
Sur leur acte de mariage il est indiqué que Blanche et Ilie résidaient 3 rue de Puteaux dans le 17e arrondissement de Paris. Il se sont ensuite installés avec leurs enfants à Vincennes, 12 rue du Commandant Mowat, dans les années 1930. Nous avons trouvé la trace de la famille en 1936 et en 1946 dans les recensements de Vincennes disponibles aux Archives départementales.
Extrait du recensement de Vincennes – 1936
AD Val de Marne
Les quatre enfants du couple sont nés à Paris dans le 17ème arrondissement.
Isaac, né le 10 février 1915, est l’aîné de la famille. Il a fait la guerre en Syrie puis est resté bloqué à Avignon où les Allemands l’empêchent de rentrer à Paris selon la lettre d’Elisa. Il y est arrêté en avril 1944 avant d’être interné à Drancy puis déporté à Auschwitz par le Convoi 75 le 30 mai 1944. Il y reste jusqu’à l’arrivée des Soviétiques en Janvier 1945. Sa famille n’aura plus jamais de ses nouvelles. Sa fiche du camp de Drancy indique qu’il était plombier et vivait au 20, rue Petite Fusterie à Avignon.
Jean, né le 12 septembre 1918. Il a fait la guerre en Lorraine puis est fait prisonnier. Il fut libéré et rentra à Vincennes le 08 mai 1945. Il est domicilié au 12 rue du Commandant Mowat selon le recensement de 1946 puis au 92 avenue de Paris selon des documents ultérieurs.
Élisa, née le 8 mars 1921 et survivante de la 2e guerre mondiale durant laquelle elle mena des actions de résistance.
Manuel, né le 8 mai 1927 était lycéen lorsqu’il fut arrêté et déporté. Il n’a pas survécu à la déportation.
Détail d’une photo de famille à Courtry : Elisa, Blanche, Jean et Manuel, entourés de deux cousins, Maurice à gauche et Henri à droite
Date inconnue – Source : famille Marcu-Fayer
Nous disposons du dossier de naturalisation d’Ilie qui indique qu’il a fait plusieurs demandes dès 1926 avant d’obtenir la nationalité française par décret le 26 septembre 1928, ainsi que Blanche. Les enfants avaient quant à eux obtenu la nationalité française à leur naissance.
Une certaine impatience est perceptible dans les différents courriers envoyés par Ilie aux autorités françaises.
Extrait de la lettre rédigée par Ilie le 2 juin 1928
2) La vie avant la guerre
Alors que la famille ne résidait pas encore à Vincennes, Ilie y loue un petit local de 8,25 mètres carrés situé 4 place Bérault.
Il y exerce l’activité de cordonnier. Nous ignorons s’il avait reçu une formation spécifique de cordonnier, mais ce métier ne nécessite pas beaucoup de matériel ce qui peut expliquer qu’il l’ait exercé. Le dossier d’aryanisation de la boutique spécifie qu’Ilie la louait depuis 1926 et que son loyer annuel était de 1180 francs. Grâce au dossier de naturalisation nous avons appris qu’Ilie gagnait 1000 francs par mois ce qui lui permettait de faire vivre sa famille avec ce seul salaire car Blanche est déclarée sans emploi.
Carte postale de la Place Bérault à Vincennes – début XXème siècle
AD Val de Marne
Selon la lettre d’Elisa mentionnée plus haut Ilie était déjà engagé politiquement en Roumanie au parti socialiste.
Il a ensuite adhéré au parti communiste français au sein duquel plusieurs membres de la famille Marcu militaient.
Ilie et Blanche disposaient à Courtry d’une maison de campagne. Jean-Pierre Fayer nous a appris que ses grands-parents avaient acheté un terrain sur lequel fut édifié un chalet en bois, qu’ils avaient ensuite fait reconstruire en dur. Plusieurs amis ou connaissances disposaient ainsi de petits terrains à Courtry dans le quartier des Coudreaux. Cette maison de campagne est restée dans la famille jusque récemment puisqu’elle a été vendue après le décès d’Elisa en 2019.
II- Les turpitudes de la guerre (1939-1944)
Alors que la guerre est déclarée en septembre 1939, Ilie se retrouve veuf car Blanche est décédée le 22 juin 1939 à Paris (12ème) des suites du diabète. Elle fut inhumée au cimetière de Bagneux.
Ilie retrouvera une nouvelle compagne dont nous ignorons tout puisqu’elle n’est mentionnée que dans la lettre d’Elisa qui parle de sa « belle-mère ». Nous ne disposons d’aucun élément d’identité la concernant.
Georges Sentis, dans son ouvrage consacré à Victor Gragnon, cite les paroles de ce dernier disant Elisa « aime me parler de sa famille, de son cher petit papa si gentil, de son frère ainé (ancien J.C.) prisonnier de guerre et de sa « belle-doche » qu’elle désigne ainsi dans son argot parisien dont elle parsème son langage dans nos moments de détente. Cette belle-mère qui cuisinait si bien les plats de Sabbat avant les restrictions ».
Ilie a par ailleurs subi des pressions pendant la guerre en raison de ses engagements politiques. Nous avons retrouvé un dossier de perquisition le concernant aux Archives de la préfecture de Paris.
Le 26 juin 1940 à 15 heures la cordonnerie d’Ilie et son appartement furent perquisitionnés par la police française, sur ordre de René Fouquet, commissaire de police des communes du département de la Seine.
Cette perquisition avait pour but de procéder à « la recherche de tout élément de reconstitution ou tentatives de reconstitution du parti communiste » selon les indications portées sur le dossier.
Le rapport du commissaire de police indique que lui et son adjoint n’ont rien trouvé à la cordonnerie. Ils ont demandé à poursuivre leurs recherches au domicile familial. Nous apprenons ainsi qu’Ilie est « locataire d’un appartement de trois pièces principales, cuisine, entrée, water closets » ainsi que d’une cave. Il vit alors avec Elisa et Manuel.
La police n’a pas découvert d’armes, ni d’objet, mais a ouvert deux tiroirs d’une commode fermés à clés. Elle y a trouvé une carte d’adhérent au parti communiste français (1937), une carte de membre du secours populaire de France et des colonies (1939), une carte de l’association française de Paris de l’union soviétique (1958), une carte membre du parti communiste, deux cartes postales adressés à Isaac Marcu avec dessus des inscriptions communistes, deux lettres adressée à Jean Marcu de la part de Jacques Gablia traitant de questions communistes et un carnet de notes décoré avec une faucille et un marteau.
Le commissariat de police en a conclu que les Marcu sont des communistes au passé de militants actifs. Aucune mention n’est portée dans ce rapport de perquisition quant à la religion juive de la famille. Bien que non pratiquant, Ilie va pourtant subir des pressions en raison de cette religion.
1ère page de la perquisition
Source : Archives préfecture de police de Paris
Photo des documents saisi lors de la perquisition
Source : Archives préfecture de police de Paris
Après la perquisition ciblant ses activités communistes, Ilie a subi la politique d’aryanisation des biens appartenant aux Juifs. Le fait que la famille ne soit pas pratiquante n’y a évidemment rien changé car aux yeux des autorités ils étaient Juifs.
Sous l’Occupation, des mesures de spoliation ont été adoptées pour transférer la propriété d’entreprises détenues par des personnes juives à des personnes réputées « aryennes ». La loi du 22 juillet 1941 « relative aux entreprises, biens et valeurs appartenant aux Juifs », indiquait que la spoliation était soumise à la décision du commissaire général aux questions juives qui « pouvait nommer un administrateur provisoire ». Dans la loi du 17 novembre 1941 « réglementant l’accès des Juifs à la propriété foncière », l’article 2 précise que « les immeubles actuellement détenus par des Juifs ou qui seraient acquis par eux postérieurement à la publication de la présente loi […] seront pourvus d’un administrateur provisoire », à l’exception des lieux d’habitation. Cela explique que la famille Marcu ait pu conserver son appartement à Vincennes.
Mais la gestion de sa cordonnerie située au 4 place Bérault à Vincennes a été retirée à Ilie sur ordre des autorités françaises.
Le 22 janvier 1941 Ilie avait fait une déclaration pour demander son immatriculation en tant qu’artisan cordonnier. Celle-ci est mentionnée dans un document daté du 12 mai 1941 où il est indiqué qu’Ilie devait condamner la porte de sa cordonnerie, fermer ses volets et enlever toutes ses enseignes de la rue.
Ce document est signé par monsieur Rispaud qui fut nommé administrateur de la cordonnerie par les autorités françaises. Celui-ci résidait au 195 boulevard Pereire à Paris. Il était payé 500 francs pour cette mission et gérait trois autres entreprises de cordonnerie ou chaussures à Fontenay-sous-Bois.
Le dossier d’aryanisation indique que la cordonnerie d’Ilie ne représente aucun intérêt pour l’économie française. Après avoir « aryanisé » la cordonnerie, l’État français a décidé de sa liquidation le 25 juin 1942.
Décision de liquidation de la cordonnerie
Source : Archives nationales Pierrefitte
III- L’arrestation et la déportation
Le dimanche 23 juillet 1944, lors d’une réunion de famille dans la maison de campagne à Courtry, la famille Marcu est dénoncée par une « Russe blanche » puis arrêtée par la Gestapo sous les yeux des habitants de la ville. Le dossier de Caen site notamment le maire et Mme Debord ainsi que tous les habitants du lotissement.
Dans un courrier daté du 2 mars 1987 Elisa évoque une négligence de sa part car le Parti communiste lui avait demandé de couper les liens avec sa famille. Est-ce sa présence à Courtry avec son père, sa belle-mère et son frère Manuel qui a entrainé leur arrestation avec 14 autres personnes ?
Le dossier d’Ilie conservé aux Archives de Caen mentionne parmi eux Adolphe Leibovici et son épouse. Ils sont sans doute liés à Blanche, son frère peut-être ?
Jean-Pierre Fayer, son petit-fils nous a montré un petit mot qu’il conserve précieusement. Il s’agit de celui qu’Ilie jeta par la fenêtre du véhicule les acheminant jusqu’à Drancy et destiné à un certain monsieur Pagès logeant au 2 place Bérault à Vincennes, tout près de la cordonnerie. Nous ignorons tout de monsieur Pagès, mais ce dernier a reçu ce mot et l’a ensuite transmis aux descendants d’Ilie.
Mot rédigé par Ilie – 23 juillet 1944
Source : famille Marcu-Fayer
Ilie, Manuel et Elisa furent internés à Drancy le 23 juillet 1944. Sur la carte de son entrée à Drancy, il est indiqué qu’Ilie était « déportable » immédiatement avec la mention B. Il logeait dans l’escalier 3, chambre numéro 4. Il a été interné dans la même chambre qu’Elisa et Manuel. Ilie a ensuite été déplacé dans l’escalier 4, chambre 3 tandis qu’Elisa a été déplacée dans la chambre 2.
Tous trois sont mentionnés comme ayant été déportés à Auschwitz en Pologne par le convoi 77 parti de France le 31 juillet 1944.
Extrait fichier Drancy
Source : Mémorial de la Shoah Paris
Le dossier de demande d’attribution du titre de déporté politique déposé par Jean Marcu en 1957 ne nous renseigne pas sur ce qui arriva à son père après son arrivée supposée à Auschwitz. La date de décès portée sur le document attribuant ce titre à Ilie est le 5 août 1944. Il avait alors 52 ans.
Ilie a-t-il été assassiné dès son arrivée ? A-t-il été jugé apte à travailler ? Nous l’ignorons.
Jean a effectué des recherches officielles afin de connaitre le destin de son papa et lui faire attribuer le titre de « mort pour la France ».
Suite à ces démarches, un jugement de décès a été établi par le tribunal de grande instance de la Seine le 17 avril 1964. Il fut ensuite enregistré par l’Etat civil de Vincennes le 15 juin 1964 avec la date du 31 juillet 1944 à Drancy ce qui signifierait qu’Ilie ne serait même pas monté dans le train vers Auschwitz avec ses enfants.
Après la guerre, Elisa a repris l’appartement familial ; quant à Jean, il a récupéré la cordonnerie et poursuivi l’activité de son père pendant plusieurs années comme le prouve cette photographie prise dans les années 1970.
Photo de la cordonnerie reprise par Jean- Années 1970
Source : famille Marcu-Fayer