Jeannine AKOUN
Photo Jeannine Ricca AKOUN
©Mémorial de la Shoah
LE PARCOURS DE JEANNINE AKOUN
Ce travail a été réalisé par des élèves du lycée Racine à qui le dossier de Jeannine Akoun a été confié : Corentin Mallié (TG4), Tessa Milesi (TG5), Ilana Roder (TG7), Lila Senot Verber (TG2) et Poppy Strouk (TG1).
Puis, un deuxième groupe d‘élèves s’est joint à eux pour partir sur ses traces à Auschwitz : Oscar Barete, Matéo Bastelica, Maya Ben Lahcene, Noah Black, Gislène Boulassel, Félicien Boussard-Wilson, Jeanne Budin, Suzanne Célérier, Valentine Correani, Chloé Mallet, Eden Samak, Jude Thrun et Cléa Valdenaire.
Ce travail a été exécuté au cours des années scolaires 2022-2023 et 2023-2024, sous la conduite de M. Nicolas Ivanoff, professeur d’histoire-géographie.
Jeannine Akoun © SHD de Caen DAVCC Dossier 21P696210
Dessin de Noah Black
1. L’enfance de Jeannine Akoun et son contexte historique
a) La France de l’entre-deux guerres : La naissance de Jeannine Akoun
Acte de naissance de Jeannine Ricca Akoun © archives de Paris
Jeannine Ricca Akoun est née le 3 août 1928 dans le 14ème arrondissement de Paris à 4 heures, à la maternité de Port-Royal, précisément au 123, boulevard du Port-Royal. Elle est de nationalité française, car son père Chemouël Gaston Akoun, de confession juive, né en Algérie est français en application des « décrets Crémieux » du 24 octobre 1870.
Le Gouvernement de la défense nationale,
Décrète :
Les israélites indigènes des départements de l’Algérie sont déclarés citoyens français ; en
conséquence, leur statut réel et leur statut personnel seront, à compter de la promulgation du
présent décret, réglés par la loi française, tous droits acquis jusqu’à ce jour restant
inviolables.
Toute disposition législative, tout sénatus-consulte, décret, règlement ou ordonnances
contraires, sont abolis.
Fait à Tours, le 24 octobre 1870.
Ad. Crémieux, L. Gambetta, Al. Glais-Bizoin, L. Fourichon.
Chemouël Gaston AKOUN est né le 24 novembre 1888 à Alger et Reine Esther LASKAR, épouse AKOUN, est quant à elle née le 24 mars 1891 à Tunis. Nous ne savons pas où ils se sont rencontrés, mais leurs pas les guident vers Paris.
Chemouël a été marié une première fois, mais son épouse meurt en 1921.
Le 10 rue des Goncourt, 75010 Paris, adresse de la famille à la naissance de Jeannine
Sur l’acte de naissance il est aussi précisé que la famille habite au 10, rue des Goncourt, 75010 Paris. La famille vit dans un quartier populaire et l’immeuble n’a rien de luxueux. Sa façade est en plâtre de Paris, sans ornementation, ce qui indique la modestie des habitants. La rue des Goncourt est une petite voie étroite qui relie la rue du Faubourg du Temple à la rue Darboy. Bien que cette rue soit peu exposée au soleil, si la famille habite sur la rue, l’immeuble est orienté vers l’ouest et peut bénéficier d’un peu d’ensoleillement.
L’acte de naissance de Jeannine précise que son père est « employé » sans autre précision, et sa mère est « posticheuse ». Elle travaille donc a priori dans le milieu de la coiffure. On ne peut qu’imaginer la joie d’accueillir cette petite fille.
Arbre généalogique de Jeannine Ricca AKOUN
L’étude du recensement de 1931 nous apporte d’autres informations. Nous avons ainsi accès à tous les habitants de l’immeuble au moment où il est réalisé. On retrouve la famille Akoun qui habite toujours au 10 rue des Goncourt.
Trois extraits du recensement de 1931, 10, rue des Goncourt
Source : archives.paris.fr
Nous avons tiré de ce document les informations suivantes :
- Reine, la mère de Jeannine est « pointeuse » au Louvre. Nous pensons qu’il peut s’agir des Grands magasins du Louvre, puisque pour la personne suivante, il est mentionné « Samaritaine » qui est un autre grand magasin. Elle a donc changé de profession depuis 1928 et la naissance de sa fille Jeannine. Il s’agit d’un emploi peu qualifié. Le document comporte une erreur à son endroit puisqu’elle est déclarée née en Algérie, alors que l’acte de naissance indique Tunisie.
- Jeannine a aussi une grande sœur, Simone, née en 1923 à Paris elle aussi. Nous avons fait des recherches à son sujet sans aboutir. Nous n’avons pas retrouvé son nom dans la base de données des personnes déportées du Mémorial de la Shoah.
- Le père de Jeannine, Chemouël est recensé comme « employé de magasin », ce qui est un peu plus précis que sur l’acte de naissance de Jeannine où il est seulement précisé « employé ». Mais, on apprend aussi qu’il est au chômage. En effet, en 1931, la crise économique devient importante en France et le nombre de chômeur augmente. C’est peut être aussi la crise qui a poussé Reine à changer profession.
Nous avons poursuivi nos recherches avec le recensement suivant en 1936, toujours à partir des archives de la ville de Paris pour suivre la famille Akoun dans le temps.
Extrait du recensement de 1936, 10, rue des Goncourt
Mais sur ce registre, on retrouve le nom de la famille Juffroy (soulignée en jaune dans l’état de 1931), qui suivait celui des Akoun en 1931, eux n’y habitent plus.
Nous savons que Reine, la mère de Jeannine est morte entre temps. Nous pouvons supposer que ce décès a rendu difficile le paiement du loyer pour cet appartement, et que par nécessité la famille aurait déménagé. Il s’agit d’une supposition.
Extrait du recensement de 1936, 10, rue des Goncourt
Source : archives-paris.fr
Il faut noter aussi que les habitants recensés ont beaucoup déménagé entre 1931 et 1936. La situation des Akoun ne semble pas exceptionnelle.
L’étude de ces registres de recensement de 1936 a attiré notre attention sur un autre point. A côté du nom de famille ou de personnes supposées d’origine juive et de nationalité étrangère un marquage au crayon a été opéré comme la photo ci-dessous le montre. Ces croix ne datent pas de 1936 puisqu’elles n’existent pas en 1931. On peut supposer qu’elles ont été ajoutées au moment du recensement des personnes juives pendant la guerre
C’est un moyen de disposer de la liste complète des membres d’une famille et de son adresse. Certains noms qu’on peut considérer comme issus d’Europe de l’est (comme les PRINTZAC, originaires de Russie et exerçant la profession de fourreur, soulignés en VERT dans le document suivant) ne sont pas marqués d’une croix. Peut-être avaient-ils déménagé depuis le recensement de 1936 ? Ces marquages peuvent aussi avoir été réalisés à la suite de l’obligation faite de se déclarer auprès du commissariat.
Extrait du recensement de 1936, 10, rue des Goncourt
Malgré ce cas, l’étude de la double page suivante montre qu’il y a une stabilité entre 1936 et la guerre dans l’occupation des logements. Les croix marquent aussi les enfants, nés en France (comme au-dessus Chafa, Mojzek (?) et Isaac Wulfman). Dans le cas de la famille Wulfman des recherches sur le site du mémorial de la Shoah ne les font pas figurer parmi les personnes arrêtées, déportées et assassinées à Auschwitz.
Extrait du recensement de 1936, 10, rue des Goncourt
Source : archives-paris.fr
Notre étude des archives de recensement du XIème arrondissement nous a poussés à nous intéresser à sa population juive.
Celle-ci est nombreuse dans l’arrondissement ce qui en fait celui comptant le plus de Juifs parisiens avec environ 16 % de la population totale[1]. Malgré les registres de recensement de 1931 et 1936 nous n’avons pas réussi à trouver le chiffre de la population de manière précise. On peut estimer à partir des chiffres disponibles une population totale de 240.000 habitants environ, soit environ 38.400 personnes. Dans leur écrasante majorité ces habitants sont issus d’Europe de l’est[2]
Source : lenfantetlashoah.org
Dans le document relatant l’arrestation de son père en 1943, il est fait mention de l’adresse de la famille à cette date : 29, rue Deparcieux, 75014 Paris
29, rue Deparcieux, 75014 Paris
Nous n’avons pas pu déterminer depuis quand la famille réside à cette adresse. Nous n’avons plus de trace de la sœur de Jeannine non plus.
La rue Deparcieux est située dans le XIVème arrondissement, dans le quartier de la mairie, au sud du cimetière du Montparnasse. La majorité des immeubles ont des façades en plâtre, sans ornementation, ressemblant à ceux de la rue des Goncourt. Cela laisse supposer que les habitants n’ont pas de gros moyens. L’immeuble où habitent Jeannine et son père était un hôtel, ce qui peut expliquer une façade en briques et dénote un peu dans cette rue qui est en fait une impasse dans cette portion. Cependant, c’est peut être aussi un hôtel meublé qui abrite des personnes qui n’ont pas les moyens de louer un logement plus spacieux.
Patrick Modiano dans son livre Dora Bruder , a mené une enquête sur son héroïne et nous apprend qu’elle vit avec sa famille dans un hôtel qui ressemble à celui de la rue Deparcieux.
La famille habite au 41, boulevard d’Ornano dans le 18eme arrondissement. Modiano écrit :
« Avant la guerre et jusqu’au début des années cinquante, le 41 boulevard Ornano était un hôtel, ainsi que le 39 qui s’appelait l’hôtel du Lion d’Or. […]
Ainsi, j’ai fini par savoir que Dora Bruder et ses parents habitaient déjà l’hôtel du boulevard Ornano dans les années 1937 et 1938. Ils occupaient
une chambre avec cuisine au cinquième étage […] »[3]
Nous en déduisons que les conditions de vie de la famille Akoun rue Deparcieux se rapprochent de celles de la famille Bruder.
On peut sans peine imaginer que Jeannine et son père partagent une même chambre, et que leur situation économique est plus que précaire.
b) La situation des Juifs en France avant la Seconde Guerre mondiale
Avant la Seconde Guerre mondiale, les Juifs connaissent une intégration contrastée en fonction de leur origine et du moment de leur arrivée.
Les Akoun sont français et vivent comme leurs concitoyens, sous réserve d’un antisémitisme latent. Ils sont représentatifs d’une classe sociale peu favorisée financièrement, qui occupe des emplois subalternes et qui sont victimes de la crise économique et de la précarité qui en découle. Cette population est malgré tout plutôt bien intégrée dans la société française par leur participation à la vie « économique, culturelle et politique du pays » et, de « Grands français » sont issus de la communauté juive comme André Bergson, Sarah Bernhardt ou André Citroën.
Les Juifs étrangers sont arrivés par vagues successives depuis le XIXème siècle. Le XXème siècle (avant et après la Première Guerre mondiale) est marqué par une forte immigration d’Europe de l’est.
Ces personnes viennent en France pour des raisons économiques, politiques ou de liberté religieuse. Ne dit-on pas « heureux comme un Juif en France » ? Le pays jouit d’une bonne image, pourtant éloignée de la réalité.
Plusieurs sources nous ont renseignés sur la situation des Juifs en France. Dans son ouvrage Tombeaux, Autobiographie de ma famille, Seuil, 2022 , Annette WIEVIORKA, dresse le portrait de ces familles juives arrivées depuis la fin du XIXème siècle en France. La difficulté pour les parents de s’intégrer par la langue, le confinement dans certaines professions souvent liées à l’habillement et l’intégration rapide des enfants par l’école et l’accès aux études, voire à des professions plus « qualifiées ».
D’ailleurs, la France a été la première à attribuer la pleine égalité de droits aux Juifs par le vote de l’Assemblée constituante en 1791 au début de la Révolution française. Cette émancipation se traduit par une série d’actes législatifs par laquelle l’Europe a reconnu la citoyenneté aux Juifs; c’est ce qu’on appelle « l’émancipation des Juifs ».
Cependant, malgré leur intégration apparaissent de nombreux mouvements antisémites.
L’affaire Dreyfus, par exemple, de 1894 à 1906, révèle l’antisémitisme de la société française. De même, la crise économique renforce un sentiment de défiance à l’égard des Juifs. En effet, les nombreux Juifs arrivés en France depuis la fin de la Première Guerre mondiale qui occupent pour la plupart des emplois dans le secteur de la confection ou dans l’industrie, sont accusés par certains de prendre la place des Français.
Au fil des années, les mouvements d’extrême droite et une presse antisémite se renforcent et diffusent des idées xénophobes, accusant les Juifs d’être déloyaux envers la France. Ce mouvement se retrouve dans de nombreux pays d’Europe.
c) Jeannine Akoun entre 1928 et le juin 1940
On ne peut qu’imaginer la joie d’accueillir cette petite fille pour ce couple qui souhaitait prendre un nouveau départ. Reine-Esther décédera malheureusement trois ans après la naissance de Jeannine, les causes de son décès ne sont pas spécifiées. Chemouël a donc assuré seul en majeure partie l’éducation de sa fille.
Nous pouvons imaginer que Jeannine a commencé à aller à l’école vers 1934, les lois Ferry ayant instauré l’école obligatoire de 6 à 13 ans. Sous la pression des mouvements féministes des années 1910, l’enseignement des filles avait évolué pour ressembler davantage à celui des garçons. Les fillettes apprenaient alors en classe les bases du calcul, de l’écriture et de la lecture. Nous savons aussi qu’il existe des programmes spécifiques pour les filles, tournés vers l’éducation ménagère. Savoir tenir une maison, faire la cuisine est enseigné à l’école.
Nous aurions aimé en savoir un peu plus sur les goûts de Jeannine, quelles étaient ses matières préférées ? À quels jeux jouait-elle dans la cour de récréation ? Avait-elle une passion en dehors de l’école, comme le dessin, ou la musique ? Malheureusement, ce n’est pas le genre d’informations renseignées par les documents de la police de Vichy.
Jeannine a grandi dans les années 30. Elle était sans doute trop jeune pour comprendre la montée du fascisme en Europe, mais en tant qu’enfant juive, elle a probablement été confrontée à l’antisémitisme qui régnait dans la société française à cette époque. L’affaire Dreyfus survenue 30 ans auparavant a préparé ce climat antisémite. La presse de ces années, comme le journal « l’Action française » ou « Gringoire », publiait des articles abjects sur la communauté juive, et de grands auteurs comme Céline relayaient des propos ouvertement antisémites.
En résumé, l’enfance de Jeannine Akoun est floue, mis à part quelques éléments administratifs, nous ne pouvons-nous contenter que de quelques suppositions. Beaucoup de questions sont laissées sans réponses par cette vie qu’on a tenté d’effacer.
2. La Seconde Guerre mondiale : Jeannine Akoun et la Shoah
La Seconde Guerre Mondiale commence le 1er septembre 1939 par l’invasion de la Pologne par l’Allemagne nazie ; Aussitôt la France déclare la guerre à l’Allemagne. Chemouël Akoun est-il mobilisé ? Il est né en 1888, il a donc 51 ans. Il est possible que son âge l’a dispensé de mobilisation.
L’occupation allemande commence le 20 juin 1940, deux jours après la capitulation de la France. Jeannine a 11 ans. Dès la fin de septembre, les mesures contre les Juifs commencent à être mises en place.
Le 2 octobre, la « loi relative aux ressortissants étrangers de race juive » est rédigée, Jeannine et son père ne sont pas concernés par cette loi parce qu’ils sont français comme nous l’avons vu. Il s’agit de la loi qui autorise et organise l’internement des Juifs étrangers et marque le début de la politique de collaboration du régime de Vichy qui contribue à terme à conduire à l’extermination des Juifs d’Europe.
Le lendemain, une loi définissant le premier statut juif est rédigée, elle stipule qu’est regardé comme Juif :
« toute personne issue de trois grands-parents de race juive ou de deux grands-parents de la même race si son conjoint lui-même est juif »
Les Akoun sont concernés. Elle précise également les professions désormais interdites aux personnes répondant aux critères édictés. Ces deux lois entrent en vigueur le 18 octobre 1940. Jeannine Akoun a douze ans et deux mois quand l’État français la considère comme une « vermine à écarter ». Ce texte sera repris et remanié par la loi du 2 juin 1941.
a) Le régime de Vichy et sa politique antisémite
Pour rappel, le régime de Vichy dure de juillet 1940 à août 1944. C’est une dictature dirigée par le maréchal Pétain, le « Vainqueur de Verdun » qui jouit au moment de sa prise de pouvoir d’une grande popularité.
Vichy développe une idéologie officielle : « la Révolution nationale ». Le maréchal Pétain qui est le chef de l’État substitue la devise de la République par « Travail, Famille, Patrie ».
Il remplace donc les principes fondamentaux de la République qui sont « Liberté, Égalité, Fraternité ». Il a pour volonté de « révolutionner» la société française et l’état, ce qui explique l’intense activité législative du régime, avec 16 786 lois et décrets promulgués en quatre ans.
L’État français débute la construction d’un réservoir de principes juridiques destiné à jeter les bases de la Révolution nationale, et dès les premières lois, une direction est donnée : la mise en place de mesures qui, sous couvert de xénophobie assumée, ont pour cible première les Juifs.
La mise en place d’innombrables lois commence très vite car en à peine trois mois, entre le 10 juillet et le 18 octobre 1940, l’État français a mis en place une politique antisémite, partie intégrante de la « Révolution nationale » dont les fondements puisent en grande partie dans l’Action française.
À Vichy, où le gouvernement s’est installé le 1er juillet, on assiste à un « déferlement de l’antisémitisme » comme nous le dit Emmanuel Berl dans « La fin de la IIIeme République », qui s’affirme de plus en plus présent dans les couloirs du pouvoir et lors des séances de l’Assemblée nationale.
En effet, le 18 octobre 1940, la pièce centrale des mesures antisémites, la loi du 3 octobre dite « statut des Juifs », est rendue publique. Vichy affirme ainsi officiellement qu’il s’agit d’un projet souverain, visant la totalité de la population juive en France, sans distinction de nationalité, tant les Juifs à ses yeux constituent un problème d’ensemble. Cet argumentaire s’inscrit directement dans le discours antisémite français des années 1930, durant lesquelles l’extrême droite n’a eu de cesse de dénoncer à la fois « l’invasion juive » que connaissait le pays et la « mainmise » des Juifs sur le pouvoir, particulièrement après la victoire du Front populaire.
Extrait du Code civil, édition 1944, Loi du 3 juin 1941, définissant qui est Juif (article 1er) ainsi que l’accès et l’exercice des fonctions publiques et mandats énumérés interdits aux Juifs.
S’il calque sa législation sur celle mise en place par les nazis en septembre 1935 (Lois de Nuremberg), le régime de Vichy agit de sa propre initiative. Il ne s’agit pas d’une injonction des Allemands. Cela démontre le caractère antisémite de Vichy et de Pétain.
De fait, le nouveau régime opte pour une politique où le symbolique se mêle au législatif, les mesures adoptées étant des signaux compréhensibles tant pour les tenants de l’antisémitisme que pour les Juifs.
Par exemple, le 14 juillet 1940, le régime refuse d’être représenté lors de la célébration de la fête nationale organisée à la synagogue de Vichy. Puis, niveau culture et liberté d’expression, c’est l’émission radiophonique religieuse « La voix d’Israël » qui est supprimée des ondes de Radio nationale, alors que – quelques semaines plus tard, elle est remplacée par une émission animée par les journalistes de « Je suis partout » Alain Laubreaux et Lucien Rebatet, dans laquelle ils donnent libre cours à leur antisémitisme.
A l’été 1940, d’autres textes (comme le décret qui conditionne l’appartenance aux cabinets ministériels par exemple) conditionnent l’accès à des emplois en référence au droit du sang. Seules peuvent en être membres les personnes nées de parents non-Juifs, un écho aux revendications des antisémites des années 1930 et s’inscrivant dans cette logique :
- interdiction d’exercer des emplois publics à tout individu ne possédant pas « la nationalité française, à titre originaire, comme étant né d’un père français»,
- déchéance de la nationalité, révision des naturalisations accordées depuis 1927, inspirée d’une loi nazie de 1933.
La cible de ces mesures ne fait d’ailleurs guère de doutes: « les israélites ». Vichy entend bâtir sa politique antijuive en suivant un rythme propre, par touches successives, sans heurter une opinion dont il ignore les réactions possibles face à ce sujet. L’édifice législatif rapidement mis en place durant l’été doit mener vers un projet plus vaste.
b) La vie quotidienne de Jeannine Akoun sous le régime de Vichy
Dès l’été 1940, Jeannine Akoun et son père, comme les autres Juifs vivant en France, sont soumis à ces lois, faites de brimades et d’interdictions qui rendent la vie quotidienne difficile :
- interdiction de posséder une radio, un vélo ou un chien
- interdiction d’avoir le téléphone à la maison
- interdiction de fréquenter les parcs et squares
- obligation de monter dans le dernier wagon du métro
- obligation de faire ses courses d’alimentation entre 15 et 16 heures
Ces vexations viennent s’ajouter aux interdictions professionnelles énoncées dans le Code civil. Mais l’étau se resserre autour des Juifs étrangers. En effet, les allemands font pression pour obtenir que Vichy livre les juifs aux nazis. Mais, le gouvernement hésite à livrer des Juifs français parce qu’il craint les réactions de la population. Alors il va d’abord se concentrer sur les Juifs étrangers. Progressivement, l’État français organise l’arrestation des Juifs afin de les livrer aux allemands.
La rafle du billet vert:
Le 14 mai 1941, à Paris, lors de la rafle dite « du billet vert » (en raison de la couleur du document administratif), 6 494 Juifs apatrides, tous des hommes, sont convoqués par la préfecture de police pour un « examen de situation ». 3 747 d’entre eux s’y rendent, parfois accompagnés ou rejoints par leur famille. Arrêtés sur place, les hommes sont transférés vers les camps de Pithiviers et Beaune-la-Rolande (Loiret).
La rafle du Vel’ d’Hiv’ :
Les 16 et 17 juillet 1942, à Paris, 12 884 Juifs sont arrêtés par la police française: 3 031 hommes et 5 802 femmes, pour l’essentiel apatrides, et 4 051 enfants de moins de seize ans, presque tous français. Près de 5 000 adultes sans enfant sont emmenés au camp de Drancy. Les familles, détenues au Vélodrome d’hiver, y sont laissées sans soins et presque sans nourriture, avant d’être transférées dans le Loiret, puis séparées et déportées. Les adultes partent les premiers. Les enfants se retrouvent seuls, livrés par Vichy à l’occupant, puis à leur tour déportés.
Rafles de zone Sud:
Le 26 août 1942, en zone Sud, Vichy déclenche une rafle contre les Juifs apatrides : 6 600 hommes, femmes et enfants sont arrêtés. Dont environ 6 500 Juifs « apatrides» étaient arrêtés ce jour-là ou dans les jours suivants, rejoignant plus de 3 500 Juifs extraits les semaines précédentes des camps pour Juifs de cette même zone libre, qui ne l’était pas pour tout le monde. Entre le 6 août et le 22 octobre 1942, 17 trains ont ainsi transporté quelques 10 500 Juifs vers Drancy, d’où ils ont été déportés par les convois 17 à 42 vers Auschwitz.
Dès 1940, Vichy et l’occupant nazi mettent en place, avec des instruments différents, des politiques antisémites. Elles se doublent, pour le régime de Pétain, de mesures xénophobes : internement des étrangers de « race juive », révision des naturalisations, travail forcé au sein des « groupements de travailleurs étrangers ».
À partir de 1942, la politique génocidaire des nazis vise tous les Juifs. Au nom de la collaboration, Vichy met la puissance de l’État au service de ce crime. Antisémite et xénophobe, le régime choisit de livrer en premier les apatrides, les étrangers et leurs enfants nés en France. Après l’invasion de la zone Sud, en novembre 1942, la répression frappe les Juifs sans aucune distinction de nationalité. Les étrangers, sacrifiés les premiers et moins bien insérés, sont les plus durement touchés : 40% des Juifs étrangers et 16% des Juifs français sont déportés et assassinés.
Jeannine et Chemouël Akoun échappent à ces premières rafles. Mais leur situation a changé. Si Jeannine est française, son père a perdu sa nationalité avec l’abrogation du décret Crémieux en octobre 1940 https://shs.hal.science/halshs-00153968/). Mais ils sont sous la menace de lois qui punissent des comportements définis par la loi. L’administration et la police française jouent un rôle central dans ces actions (Laurent Joly, « la rafle du Vel d’hiv »). En effet, ce sont les autorités françaises qui organisent le recensement, les arrestations et les convois avant de les remettre aux allemands à partir du départ du camp de Drancy.
b) Gaston et Jeannine Akoun, deux parcours dans la France de vichy
Le 29 mai 1942, une ordonnance allemande impose à tous les Juifs âgés de plus de 6 ans habitant en zone occupée de porter l’étoile jaune.
Pour obtenir cette étoile, les Juifs doivent se rendre dans les commissariat où, en échange d’un ticket de rationnement sur le tissu ils reçoivent trois exemplaires de l’étoile. En fait, les Juifs doivent payer le signe qui permet de les distinguer et de les stigmatiser.
Jeannine et son père n’échappent pas à cette règle et ont dû se rendre dans leur commissariat pour obtenir ce signe.
A cette époque, nous n’avons pas pu déterminer si Chemouël Akoun peut encore travailler. Avant la guerre il exerçait une profession (employé) qui n’était pas visée comme interdite dans le statut des Juifs. Mais a-t-il pu conserver son emploi, a-t-il été employé par un patron qui a cherché à le protéger ou bien au contraire, a-t-il été professionnellement victime de l’antisémitisme suscité par Vichy.
Chemouël et Jeannine ont donc été obligés de porter l’étoile jaune qui distinguait les juifs du reste de la population.
Chemouël ne va pas respecter cette obligation, comme d’autres. Est-ce un oubli ou un refus de porter cet outil de distinction, impossible de le savoir. Il est arrêté pour défaut du port de l’étoile en novembre 1943.
Jeannine Akoun © SHD de Caen DAVCC Dossier 21P696210
Ce défaut de port le conduit devant le juge, comme l’explique Johanna Lehr dans son ouvrage Au nom de la loi, la persécution quotidienne des juifs à Paris sous l’occupation. Puis, une fois l’infraction constatée, il est remis à la police puis envoyé à Drancy.
Ce que vit Chemouël Akoun est commun à tous ceux qui sont dans son cas. Une fois arrêté, il entre dans un cycle dont il ne peut sortir et qui le conduit inexorablement vers son destin tragique. Arrêté, il est peut être jugé, puis remis aux autorités en charge de Drancy et de la Déportation, comme le relève Johanna Lahr.
De Drancy , il est déporté à Auschwitz par le convoi n°62, dont il ne reviendra pas.
La situation des Juifs suscite cependant de la réprobation de la part des Français. Certains d’entre eux vont chercher à cacher et protéger les Juifs qui sont leurs voisins, leurs amis. Voire même les protéger juste par idéal et conviction.
Certaines autorités vont prendre la parole, en particulier après la rafle du Vel d’Hiv pour dénoncer la politique antisémite de Vichy. On peut citer l’exemple du Cardinal Saliège, archevêque de Toulouse qui fait lire la lettre suivante dans toutes les églises de son ressort.
LETTRE DE S.E. MONSEIGNEUR L’ARCHEVÊQUE DE TOULOUSE SUR LA PERSONNE HUMAINE
« Bien chers Frères,
Il y a une morale chrétienne, il y a une morale humaine qui impose des devoirs et reconnaît des droits. Ces
devoirs et ces droits tiennent à la nature de l’homme. Ils viennent de Dieu. On peut les violer. Il n’est au pouvoir
d’aucun mortel de les supprimer.
Que des enfants, des femmes, des hommes, des pères et des mères soient traités comme un vil troupeau, que
les membres d’une même famille soient séparés les uns des autres et embarqués pour une destination
inconnue, il était réservé à notre temps de voir ce triste spectacle.
Pourquoi le droit d’asile dans nos églises n’existe-t-il plus ?
Pourquoi sommes-nous des vaincus ?
Seigneur ayez pitié de nous.
Notre-Dame, priez pour la France.
Dans notre diocèse, des scènes d’épouvante ont eu lieu dans les camps de Noé et de Récébédou. Les Juifs
sont des hommes, les Juives sont des femmes. Les étrangers sont des hommes, les étrangères sont des
femmes. Tout n’est pas permis contre eux, contre ces hommes, contre ces femmes, contre ces pères et mères
de famille. Ils font partie du genre humain. Ils sont nos frères comme tant d’autres. Un chrétien ne peut
l’oublier.
France, patrie bien-aimée, France qui porte dans la conscience de tous tes enfants la tradition du respect de la
personne humaine, France chevaleresque et généreuse, je n’en doute pas, tu n’es pas responsable de ces
horreurs.
Recevez, mes chers Frères, l’assurance de mon respectueux dévouement.
Jules-Géraud SALIÈGE
Archevêque de Toulouse
À lire dimanche prochain, sans commentaire. »
Monseigneur Saliège échappe de peu à l’arrestation.
c) Jeannine Akoun après l’arrestation de son père : de l’arrestation à la déportation à Auschwitz et Kratzau
Jeannine avait donc 15 ans au moment de son arrestation en 1944 au 9, de la rue Vauquelin à Paris.
Elle est très probablement entrée au foyer de la rue Vauquelin après l’arrestation de son père, parce que seule et sans ressource dans Paris. Il faut imaginer cette jeune fille de quinze ans abandonnée à son sort. Mais nous ne savons pas par quel jeu de solidarités elle y est finalement prise en charge.
Nous avons vu des témoignages de femmes qui ont vécu cette situation d’isolement, livrées à elles-mêmes. Comment manger, où dormir ? Un témoignage nous a marqué, d’une jeune fille qui erre deux semaines seule dans Paris avant d’aller voir l’ancien associé de son père qui l’éconduit.
La solution pour Jeannine est certainement d’avoir recours aux institutions juives qui jouent un grand rôle pendant la guerre. Un rôle de protection mais qui, dans le cas ici, vont involontairement devenir un piège.
Rue Vauquelin, le foyer était patronné par l’UGIF (Union Générale des Israélites en France), organisation qui visait à documenter le plus de juifs possibles habitant en France, afin de les repérer plus facilement et de leur venir en aide. Sa création est ordonnée par les Allemands qui ont pour but de mettre en place leur politique d’extermination. Ces foyers seront visés expressément dans le cadre de cette politique, comme à Yzieu par exemple.
En regardant le documentaire de David Teboul, « les filles de Birkenau », avec Ginette Kolinka, Esther Senot, Judith Elkann et Isabelle Choko nous avons pris connaissance de situations auxquelles Jeannine a été confrontée. Elles y racontent leur vie pendant la guerre puis leur déportation. Parmi elles, Esther Senot donne un témoignage qui nous a intéressé plus particulièrement parce qu’elle parle du centre de la rue Vauquelin, où elle aussi, a vécu en 1943 semble-t-il. Elle y raconte qu’elle et d’autres jeunes filles étaient envoyées faire des courses alimentaires dans le quartier. Elles pouvaient sortir malgré le danger. Peut-être que Jeannine a connu cette vie-là ?
Le 21 juillet 1944 au matin, la Gestapo arrête l’ensemble des personnes se trouvant rue Vauquelin. Jeannine et ses camarades sont envoyées à Drancy puis à Auschwitz par le convoi n°77 le 31 juillet 1944.
Nous n’avons pas d’informations directes sur la vie dans le camp de Jeannine. Mais nous pouvons imaginer son parcours à partir de son arrestation grâce au témoignage que Suzanne Boukobza a donné en 2016. Elle a fait partie du même convoi que Jeannine, qu’elle connaissait et elles ont traversé l’expérience concentrationnaire ensemble.
A Drancy, les conditions de vie sont très mauvaises. Nous sommes en plein été, il fait chaud. Suzanne Boukobza parle de l’absence de nourriture et de l’absence d’hygiène.
Cette arrestation a lieu un mois avant la libération de Paris !
Elles partent par le dernier grand convoi et mettent trois jours à arriver à Auschwitz. A l’arrivée, elles sombrent dans la violence et l’horreur avec les chiens et les coups des allemands ; Jeannine et ses camarades sont choisies pour entrer dans le camp. Un déporté français leur avait dit de rester groupées et de ne pas montrer leur épuisement après le voyage.
Envoyées travailler, elles sont rasées, tatouées, désinfectées puis elles entre dans le camp de Birkenau.
Les kapos qui les encadrent les font travailler. Ces tâches qui n’ont pas de sens, comme le racontent aussi Ginette Kolinka et Denise Hostein. Il s’agit de déplacer des objets d’un endroit à un autre, puis de la déplacer dans l’autre sens le lendemain. Un travail épuisant pour très peu de nourriture ; Ginette Kolinka parle d’une « tranche de pain avec un morceau de margarine » comme principal repas quotidien. Il faut faire attention à ne pas se faire voler son repas. La violence est aussi celle des gardiennes qui est féroce. Jeannine et ses camarades sont toujours sous la menace d’expériences menées par le docteur Mengele ou de la mort.
Le dossier administratif monté par Jeannine après la guerre pour obtenir le statut de déportée « politique » décrit son parcours concentrationnaire, depuis Drancy jusqu’à sa libération.
On y trouve aussi le numéro qu’on lui a tatoué sur le bras : A 16665.
Jeannine Akoun © SHD de Caen DAVCC Dossier 21P696210
Le 31 octobre 1944 Jeannine est transférée en train découvert dans un autre camp, à Kratzau en Tchécoslovaquie. Elle travaille dans une usine d’armement jusqu’à l’épuisement, mais les civils qui travaillent dans l’usine l’aident, ainsi que ses camarades, comme ils peuvent, en leur donnant, entre autre un peu de nourriture. Suzanne Boukobza précise que dans ce camp la vie est moins dure qu’à Auschwitz.
En mai 1945, le camp est libéré par les soviétiques, Jeannine et ses camarades rejoignent la zone contrôlée par les Américains et rentrent à Paris.
A son retour Jeannine a beaucoup maigri. Sa visite médicale rend compte qu’elle a perdu 16 kilos
Jeannine Akoun © SHD de Caen DAVCC Dossier 21P696210
Elle ne retrouve pas son père qui a été assassiné à Auschwitz.
c) Le retour
A son retour de déportation, Jeannine est à nouveau prise en main par des institutions juives. Elle est placée dans un foyer situé dans un hôtel particulier situé en face de l’Élysée et appartenant à la famille Rothschild. Nous ne savons pas combien de temps elle y reste.
Jeannine Akoun © SHD de Caen DAVCC Dossier 21P696210
Jeannine semble mettre du temps avant que sa situation soit prise en compte par l’administration.
a) Shoah et Résistance, deux mémoires en concurrence et en construction
Après la guerre, se pose la question de la place des déportés Juifs dans l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. A l’époque on ne distingue pas les différents types de déportation.
Une affiche par exemple présente sur un pied d’égalité les déportés et les prisonniers de guerre sans qu’on puisse distinguer les déportés « politiques » des déportés « raciaux ». En conséquence et dans le cadre de la reconstruction du pays et de son organisation politique, les résistants politiques jouent un rôle central, alors que les rares survivants de la Shoah s’effacent du paysage.
L’administration essaie de localiser Jeannine, mais sans succès pendant un moment à la fin des années 1940.
Source : histoirencours.fr
Le dossier établi par le ministère des anciens combattants et victimes de guerre est tamponné « déporté politique » lors de son ouverture le 31 mai 1955, soit 10 ans exactement après la fin de la guerre.
La prise en compte de cette situation est visible dans le dossier administratif de Jeannine Akoun. En effet, il n’est pas fait mention que Jeannine ait été déportée à cause de ses origines, ni à cause de la politique antisémite du régime de Vichy, mais elle obtient la reconnaissance de sa déportation, comme « déportée politique ».
Jeannine Akoun © SHD de Caen DAVCC Dossier 21P696210
Sur cette page de son dossier, datée de 1956, enregistrant le versement d’un pécule, celui-ci est justifié par le statut de « déporté politique ou interné politique », mais pas en raison de l’aspect racial de sa déportation.
Nous avons cherché à savoir à combien équivalait la somme de 12.000 francs touchée par Jeannine en 1956. Sur le site de l’INSEE il y a un convertisseur :
La somme touchée par Jeannine semble « confortable ». Mais nous ne savons pas comment elle a été fixée ? Quels sont les critères retenus ?
On sait aussi grâce aux documents dont nous disposons, que la reconnaissance de sa situation d’ancienne déportée ne va pas de soit.
En effet, elle doit prouver qu’elle a été déportée.
C’est certainement pour cette raison qu’elle se procure une attestation établie par « L’Amicale des déportés d’Auschwitz et des camps de haute Silésie ».
Ce dossier administratif nous permet de suivre à nouveau Jeannine dans sa vie quotidienne. Elle habite un appartement à loyer modéré au 125 boulevard Massena dans le treizième arrondissement. Nous ne savons pas si elle a obtenu ce logement en raison de son statut de déportée ou pas.
Jeannine Akoun © SHD de Caen DAVCC Dossier 21P696210
Immeuble du 125, boulevard Massena où a vécu Jeannine Akoun
Un autre élément nous trouble. Le document établi le 7 décembre 1948 qui revient entre autre sur les conditions de l’arrestation de Chemouël Akoun nous interpelle. En effet, le document indique qu’il a été arrêté « services de la préfecture de police », donc par des autorités relevant de la France.
Mais, cette mention a été rayée, ce qui laisse supposer que C. Akoun a été arrêté par les Allemands. Cela montre aussi le malaise du contexte de l’arrestation de Juifs pendant la guerre. On est à l’époque de « Tous résistants » mis en avant par les partis politiques dans le cadre de la reconstruction. On peut en conclure qu’il n’y a pas de travail sur la responsabilité des Français dans la réalisation de la SHOAH.
Enfin, Jeannine disparait après la guerre. Dans les années 1950 l’administration fait des recherches, peut être pour lui verser cette indemnité ? On procède à des recherches aux différents domiciles où elle a été signalée pendant la guerre : rue Vauquelin, rue de l’Élysée et rue Deparcieux. Ces recherches sont vaines comme l’indique le document ci-dessous.
Jeannine Akoun © SHD de Caen DAVCC Dossier 21P696210
Cependant, on ne sait comment, sa trace est retrouvée au milieu des années 1950, au moment du versement de l’indemnité.
Le 125, boulevard Massena est un ensemble d’immeubles à loyer modéré construit sur l’emplacement des fortifications dans les années trente. Sa situation est donc restée modeste. Elle ne déménagera pas de cette adresse pendant longtemps. En 1961, elle y habite toujours.
Cependant, ces longues démarches (on lui demande même de fournir aussi un acte de naissance !) sont couronnées de succès et le 31 mai 1955 le statut de déporté lui est reconnu et elle se voir remettre la carte numéro 2.1.75.06326
Enfin, nous savons qu’elle s’est mariée à Monsieur Pierre Charpentier, boulanger, et qu’ils ont eu une fille, malheureusement décédée avant Jeannine.
Jeannine Akoun © SHD de Caen DAVCC Dossier 21P696210
III. La vie après la déportation : entre réinsertion et oubli ?
a) La place grandissante de la Shoah dans la mémoire de la Seconde Guerre mondiale
Après la guerre, la mémoire des victimes juives a donc été largement occultée, monopolisée par celle des déportés résistants. Cependant, la reconnaissance et la commémoration de la Shoah sont tout de même parvenues à s’imposer progressivement dans la mémoire de la Seconde Guerre mondiale ; de sorte à être aujourd’hui au cœur du devoir de mémoire. Mais ce processus fut complexe et diffère dans le temps selon les pays.
Ainsi en RFA, après les procès de Nuremberg, le pays connaît une période de silence et de refoulement vis-à-vis de la responsabilité allemande dans la Shoah. Ce n’est qu’à la fin des années cinquante, lorsque des incidents antisémites ont lieu en RFA, qu’un sursaut de conscience naît au sein de la population allemande. Puis ce sont finalement les révélations du procès d’Adolf Eichmann en 1961 qui ont constitué un véritable tournant dans la mémoire collective de la Shoah. Ce dernier a permis de donner pour la première fois une véritable parole aux survivants juifs, seize ans après la fin de la guerre. Les procès dits « d’Auschwitz » de Francfort qui lui ont suivi ont ensuite permis de mettre l’accent sur l’action criminelle d’un État tout entier et des foules l’ayant soutenu, et non plus comme auparavant sur une responsabilité individuelle. En RFA, des mesures sont alors prises : la prescription des crimes liés à la Shoah est levée et elle est enseignée dans les écoles à partir de 1962. Peu à peu, sa mémoire imprègne la société ouest-allemande et les travaux littéraires et cinématographiques à ce sujet se multiplient ; menant à ce que le chancelier Willy Brandt s’agenouille devant le mémorial du ghetto de Varsovie en 1970 ; puis à la création du Musée juif de Berlin en 1998 et au mémorial aux Juifs assassinés d’Europe en 2005.
Mais ce processus fut plus complexe dans les pays communistes où il fallut attendre la fin des dictatures et les élections libres dans les années 90 pour que la RDA reconnaisse sa responsabilité dans la Shoah et que les premières études et commémorations à ce sujet émergent. Avant cela, les pays communistes commémoraient alors les victimes persécutées par les nazis ou leurs satellites comme prolétaires, antifascistes ou communistes, mais sans évoquer leur religion ou leur identité nationale.
En France, la construction de la mémoire de la Shoah fut également longue. Après une absence quasi totale de référence à la Shoah dans l’après-guerre, les premières études à ce sujet commencent à émerger dans les années 50. En 1956, s’achève ensuite le Tombeau du martyr juif inconnu à Paris, un mémorial dédié à tous les Juifs d’Europe anéantis : c’est le premier monument qui s’inscrit dans le cadre de la mémoire de la Shoah. Mais ce n’est que dans les années 1970 qu’une mémoire juive militante commence à s’affirmer en réaction au développement du négationnisme. Les déportés commencent alors à d’avantage témoigner, tandis que la télévision et le cinéma jouent aussi un rôle important avec le feuilleton Holocauste (1979) et surtout le film Shoah de Claude Lanzmann (1985), qui se base uniquement sur des témoignages.
La libération de la parole du témoin, les travaux artistiques et les action militantes (comme celles de Serge et Beate Klarsfeld) et les travaux des historiens conduisent alors à sensibiliser le public au sort des Juifs, de sorte que le 16 juillet 1995, le président français Jacques Chirac reconnait la responsabilité de l’État français et de l’administration française dans la persécution des Juifs de France. En 2000, une journée de commémoration nationale de la Shoah est ensuite votée par le Parlement, et le Mémorial de la Shoah est inauguré en 2005.
Mais l’évolution de la mémoire de la Shoah a aussi su dépasser le continent européen, puisque le tout premier mémorial pour les juifs a été inauguré dès octobre 1947 aux États-Unis ; État dont les productions cinématographiques ont d’ailleurs été essentielles pour la mise à portée de la Shoah au grand public.
De plus en Israël, alors que les victimes juives n’étaient d’abord que très peu évoquées (le discours sioniste s’opposant à l’état d’’impuissance des juifs pendant la Shoah), la guerre de Six jours puis la guerre du Kippour font craindre la répétition d’un génocide, réconciliant ainsi le sionisme à la mémoire de la Shoah. Dès 1953, l’État israélien met alors en place le Jour de la Shoah et le mémorial Yad Vashem, où se trouve la plus grande collection de documents sur la Shoah au monde.
Ainsi, la Shoah a su progressivement prendre une place croissante au sein de la mémoire collective de la Seconde Guerre mondiale, et ce à toutes les échelles, de sorte que soit enfin institué en 2002 une journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste.
b) Les dernières informations sur Jeannine Akoun
Jeannine ne semble pas, au contraire de certaines de ses camarades de déportation avoir voulu témoigner de son expérience de la guerre et de la déportation. On trouve des traces de sa présence dans le récit d’autres déportées du même convoi, mais elle ne semble pas avoir joué de rôle actif dans la transmission de son expérience. On trouve un document dans lequel elle fait preuve de solidarité envers une autre déportée, en 1961.
Nous sommes entrés en contact avec des enseignants du lycée Bourg Chevreau , Mme Laferrière et Monsieur Coustal, à Segré (49500) qui ont travaillé sur le parcours de Blima Krauze, déportée elle aussi par le convoi 77. Elle a été en relation avec Jeannine Akoun dès cette époque certainement puisque nous avons ainsi obtenu de ce lycée une attestation sur l’honneur datée d’octobre 1961 certifiant qu’elle a été arrêtée puis déportée avec Blima Krauze en juillet 1944.
Ce document est le plus récent que nous ayons de Jeannine Akoun. A cette date elle habite toujours à la même adresse, au 125 boulevard Massena, dans le XIIIème arrondissement.
Jeannine Akoun meurt le 21 mars 2009 à Sainte Feyre, où elle est résidente de l’EPHAD Alfred Lejeune .
Nous avons longtemps pensé qu’elle était installée dans la Creuse parce que la famille de son mari en était originaire. Il semble plutôt parce qu’elle a été installée dans cette maison de retraite qu’elle y a résidé.
Son acte de décès nous apprend qu’elle est officiellement à cette date domiciliée à Pantin, 14, passage Roche. Nous n’avons pas pris contact avec la maison de retraite pour en savoir plus.
Le 14, passage Roche, Pantin
Son acte de décès, en plus de nous donner sa profession « secrétaire » nous avons son adresse parisienne. Elle habite dans un quartier plutôt modeste. Aujourd’hui ce quartier est en rénovation complète.
Sa fille est morte sans avoir eu d’enfant semble-t-il. Nous avons envisagé de lancer une recherche à partir du nom Charpentier, mais celui-ci est très répandu.
Notre professeur, M. Ivanoff a fait un détour par Saint Fère pour visiter le cimetière à la recherche de Jeannine Akoun. Mais celle-ci n’a rien donné.
Deux vues du cimetière de Saint Fère, lieu du décès de Jeannine Akoun en 2009
Bibliographie
- Tombeaux, Autobiographie de ma famille, Annette Wiewiorka, éditions Seuil, 2022
- L’Etat contre les Juifs, Laurent Joly, éditions Grasset 2018
- La rafle du vel d’Hiv, Laurent Joly, Editions Grasset 2022
- La France et la Shoah, Laurent Joly, Editions Calmann Lévy 2023La survie des Juifs en France, 1940-1944, Jacques Semelin, CNRS éditions 2018
- Au nom de la loi, La persécution quotidienne des Juifs sous l’Occupation, Johanna Lehr, NRF 2024
Notes et références
[1] D’après le document du Mémorial https://lenfantetlashoah.org/wp-content/uploads/TELE-EJP/YL-ENFANTS-JUIFS-A-PARIS-FICHES.pdf
[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/11e_arrondissement_de_Paris#D%C3%A9mographie
[3] Dora Bruder, in Patrick Modiano, Romans, quarto Gallimard P. 648