Sylvia LITTMANN
«Ils auraient pu leur échapper !»
Claude Jacquier, Directeur de recherche honoraire au CNRS.
Créé le 19 septembre 2012 à Brison les Oliviers commune de Brison St Innocent.
L’écrit que je livre ici est un petit témoignage dont l’idée m’a été suggérée au moment du décès de ma mère à l’été 2011. Dans un hommage rendu devant la communauté villageoise, en présentant des moments essentiels de sa vie, je n’ai pu manquer d’y associer une référence à Sylvia, son amie, rencontrée pendant la période d’occupation au cours de la seconde guerre mondiale. En rangeant les affaires familiales, j’ai trouvé quelques documents et quelques photos concernant Sylvia Littmann et Robert Rozengarten. Visitant ensuite le Mémorial de la Shoah, j’ai découvert que Sylvia figurait sur la liste du dernier convoi de 1 300 personnes, le convoi n° 77 au départ de Drancy vers Auschwitz.
Cet écrit est construit à partir de maigres indices. Les notes et documents rassemblées relatifs à Sylvia Littmann et à Robert Rosengarten proviennent de témoignages oraux et écrits (correspondance de guerre –cartes postales et lettres non cachetées- [1] souvent limitée en taille, censurée et souvent autocensurée) ainsi que des sources photographiques léguées par ma mère et mon père, Mélanie [2] et Jean-Marie Jacquier, [3] là où ils ont vécu, à Brison les Oliviers, hameau de la commune de Brison St Innocent en Savoie. C’est ce village que fréquentaient Sylvia et Robert à cette époque de la guerre. Ces informations sont complétées et confortées par quelques données provenant du Mémorial de la Shoah et de nombreuses autres sources dont les archives départementales de la Savoie et de l’AJPN (Anonymes, Justes et Persécutés durant la période Nazie dans les communes de France).
Né après la seconde guerre mondiale, en 1947, je n’ai pas connu Sylvia et Robert, ni vécu les faits relatés. En l’état de mes recherches, les données écrites disponibles les concernant sont rares. Je ne dispose pas non plus d’écrits de leur main. En quelque sorte, il ne m’est possible d’écrire sur eux qu’en les ressaisissant dans leurs relations avec d’autres, en l’occurrence mes parents et ma mère en particulier, bref en parlant de notre petite communauté savoisienne. Il en résulte un écrit à propos d’eux très centré sur ma famille et notre village de Savoie. Ces personnes et ces faits ont toujours été très présents dans l’histoire familiale, leur mémoire étant surtout maintenue vivante par ma mère, Mélanie, qui s’était liée avec Sylvia, en un court laps de temps, d’une belle amitié. J’ai essayé de reconstituer les circonstances de cette rencontre qui s’est terminée dans la tragédie que l’on sait. Face aux silences et aux absences de témoignages, essayons d’imaginer aussi ce que furent ces quelques moments de sérénité et peut-être, aussi, de bonheur.
Sylvia et Robert
Les documents rassemblés dans ce témoignage concernent surtout les relations de Sylvia avec ma mère Mélanie. Il s’agit plutôt d’une reconstitution des propos de ma mère sur Sylvia. Sylvia est inscrite sur le Mur des Noms en tant que Sylvia Littmann, née le 20 septembre 1915 à Bacou. Résidente à Aix les Bains (73100) où elle a sans doute été arrêtée, elle a été transportée de Chambéry (73000) à Drancy, le 3 ou le 4 juillet 1944, puis déportée par le convoi n° 77 au départ de Drancy le 31 juillet (document n°1). [4] Elle habitait 6 rue des Bains à Aix les Bains (documents 1 et n°3). En fait, sa ville de naissance ne serait pas Bacou, ce qui dans un premier temps m’avait amené à faire des recherches vers la Caspienne, mais bien Bacau en Roumanie. Selon le témoignage de ma mère, son père était à l’époque un ambassadeur roumain mais je n’ai pas réussi à réunir des informations sur lui dans les archives. Sans doute faudrait-il chercher en Roumanie. [5] Sur le Mémorial, outre Sylvia, trois personnes figurent avec le même patronyme Littmann : Julius né le 4 décembre 1886 à Bucarest (profession ? date de décès ?), Chaim, tailleur, né le 20 mars 1889 à Tubiskow vivant à Paris, déporté par le convoi n°3 le 22 juin 1942, enfin, Johann, sans autres précisions.
Robert Rosengarten était le compagnon de Sylvia, «son fiancé» disait ma mère mais peu d’informations sont disponibles le concernant dans les archives familiales mis à part quelques photos où il figure, les autres photos ayant sans doute été prises par lui. Selon le témoignage de ma mère Mélanie, il était pharmacien à l’établissement thermal d’Aix les Bains ou peut-être à la pharmacie des Thermes, une officine privée située à proximité de l’établissement thermal, à l’angle du 1 place des Thermes et du 1 rue Davat (document n°3). Dans ce cas était-il salarié ou propriétaire et, dans cette seconde hypothèse, ses biens auraient-ils fait l’objet d’une spoliation ? Je n’ai pas su élucider ce point malgré le secours du notaire de la famille, héritier d’une vieille étude aixoise. Sans doute une recherche plus approfondie dans les origines de propriété permettrait de lever ce doute. Quoi qu’il en soit, il n’y a pas de Robert Rosengarten sur la liste du Mémorial des déportés. En revanche, sur la liste du convoi n° 77 est inscrit le prénom et le nom Elias Rosengarten. Etait-ce la même personne ? Né à Frysztak (Pologne ?), il était domicilié 73, rue Anatole France à Villeurbanne Lyon (France) et non à Aix les Bains (Document n° 2).
Une rencontre au sein d’une communauté familiale (voir annexe le site)
A cette époque, ma famille était propriétaire d’un petit hôtel-restaurant, au bord du lac du Bourget, une de ces entreprises d’une trentaine de tables et d’une dizaine de chambres conçue pour valoriser directement la production de la petite exploitation agricole, produits de la terre et produits du lac, (circuits courts dirait-on aujourd’hui pour accéder aux ressources monétaires). Tout cela se passe aux premières heures de l’essor du tourisme en lien avec le renouveau de la cité thermale d’Aix les Bains sous l’impulsion des Britanniques à la fin du 19ème siècle. L’établissement ouvert par mon grand-père et ses fils en 1936 avait remplacé une vieille auberge obtenue en viager, en 1874, par mon arrière-grand-père, à l’époque salarié agricole de la famille des propriétaires.
Pendant la seconde guerre mondiale, l’occupation et les temps de privation, ce type d’établissement bien articulé à une petite exploitation agricole pratiquant la polyculture, l’élevage et la pêche, bénéficiant de ses ressources, était très recherché. Cette entreprise familiale avait la particularité de fidéliser ses clients, des personnes qui venaient en pension, ceux que l’on appelait les «pensionnaires» et qui, par habitude, revenant chaque année, faisaient bientôt partie de la famille. Il s’agissait d’une famille élargie, «une maison», «la maison Jacquier» puisqu’auprès des grands parents (Francis et Joséphine) vivaient les deux fils (Jean-Marie né en 1910 et Fernand né en 1912), leurs épouses (Mélanie mariée en 1939 et Andrée mariée en 1943) ainsi que la parentèle, les amis et les voisins de passage. «L’assiette du pauvre» propre à la tradition rurale montagnarde était toujours sur la table et ce que l’on appelle, aujourd’hui, l’intimité familiale n’existait guère, la cène familiale étant une sorte de scène de théâtre ouverte sur le monde.
La rencontre de deux mondes. Qui était Sylvia et Robert ?
Sylvia Littmann et Robert Rosengarten ont dû arriver un jour pour déjeuner ou pour se désaltérer sur cette terrasse du restaurant avec vue sur le lac du Bourget. Ce devait être à l’automne 41 ou au printemps 42. «Ils sont arrivés à bicyclette» m’a dit ma mère (Document n°4) en provenance d’Aix les Bains ville située à une dizaine de kilomètres et, comme d’autres avant et après eux, ils sont revenus. De visites en visites, des liens se sont tissés avec toute la famille et surtout entre Sylvia et ma mère. Les photos retrouvées dans les archives en disent plus que de longs discours (voir les photos en annexe). En 1942, Sylvia a 27 ans. Ma mère en a 22. Sylvia est en quelque sorte sa «sœur» ainée, elle qui avait toujours assumé le statut d’aînée dans sa famille et en subissant les conséquences.
Sur Robert, peu de choses figurait dans les document pouvant être rapportés ici sauf celles évoquées ci-dessus.
Sylvia et Mélanie n’avaient pas grand-chose en commun, physiquement, socialement et culturellement, mais elles ont su sans doute se reconnaître et s’apprécier au premier regard. Connaissant ma mère, timide, fuyant les clients au fond de sa cuisine, c’est sans doute «Mlle Sylvia», comme elle l’appelait, qui a dû et su faire les premiers pas vers elle, premiers pas au pluriel car il en a fallu sans doute plus d’un pour aller à sa rencontre et apprivoiser cette sauvageonne. Ensuite, leur regard et leurs sensibilités à fleur de peau, si évidentes sur les photos, ont su tisser cet attachement réciproque. De Sylvia, je ne sais que ce que m’en a dit ma mère, à savoir fort peu de choses. Comment exprimer des sentiments sinon mieux que par des silences éloquents dont ma mère s’était fait une spécialité. Je n’ai trouvé aucun écrit de Sylvia en consultant les archives de la famille. Aucun échange de courrier ! Pourquoi d’ailleurs s’écrire puisqu’elles se côtoyaient assez souvent. Le vouvoiement devait être aussi la règle entre elles, habitudes de ces temps-là. D’ailleurs, je n’ai jamais vu mes parents pratiquer le tutoiement avec un client de l’hôtel-restaurant, même avec des habitués et même si certains de ces clients, eux, s’y risquaient.
Sylvia était issue d’un milieu plutôt aisé, sinon financièrement, au moins culturellement et intellectuellement, le monde de la diplomatie auquel appartenait son père, lui ouvrant bien des portes sur d’autres univers. Quelles études avait-elle suivies ? Que faisait-elle dans la vie ? Mystère ! C’était «Mlle Sylvia», rayonnante, peau de nacre, tête solaire avec ses cheveux roux. Elle parlait plusieurs langues ce qui contribuait à en faire pour ma mère un être d’exception, elle qui aurait tant aimé apprendre pour devenir institutrice. Sylvia était là, présente, proche, sans doute toujours dans la tentation de combler la distance que ma mère essayait pudiquement de réinstaller.
De son côté, ma mère était issue du monde rural d’une famille dont le train de vie avait dû être réduit suite à de mauvaises affaires. Signe de cette dégradation, mon grand-père maternel avait dû venir s’établir dans la famille de sa femme. Ainée de la fratrie, elle était venue dans ce village du bord du lac du Bourget depuis les terres savoisiennes du pays de St Julien en Genevois. Malgré son désir de devenir institutrice, elle avait finalement dû se placer très rapidement après son certificat d’études primaires comme domestique chez «les autres». Il fallait bien pourvoir aux besoins du reste de la famille. Acheminée par les réseaux de placement, familiaux et amicaux, elle est arrivée en «Savoie propre» au bord du lac, comme «bonne à tout faire» dans un des deux restaurants du village. C’est là qu’elle a rencontré mon père, le fils ainé du propriétaire du restaurant d’à côté. Mon grand-père avait repéré la petite bonne du restaurant d’à-côté et il n’avait pas été long à penser qu’elle ferait une parfaite compagne pour son ainé qui l’épousa, le 28 juin 1939. Et c’est ainsi que, l’épousant, elle est devenue «bonne à tout faire» dans la famille de son mari.
Un dur quotidien… parfois souriant
Ce moment commun entre Sylvia et Mélanie dura très peu, deux ans tout au plus. Ma mère vivait alors la vie de femme de prisonnier de guerre au milieu de la famille de son mari, sous son contrôle. En effet, à peine épousée, son mari a été mobilisé à l’été 1939 et sous l’offensive allemande de juin 1940 clôturant la «drôle de guerre», sans avoir jamais tiré un seul coup de feu, il a été fait prisonnier dans le nord de la France, à Boulogne (Somme) le 31 mai 1940 sous le n° 74 902, embarqué dans un stalag, puis mis à la disposition d’une ferme dépendance d’un petit manoir nommé «Monbijou» en Poméranie, propriété d’une famille allemande francophile, à Poganice (Poganitz en allemand), près de Stolp (Slupsk aujourd’hui en Pologne), pas très loin de la Baltique, avant de devenir ouvrier dans une briqueterie de Stolp. Outre cette situation de se retrouver seule, loin de sa famille, abandonnée par force par son mari, elle se trouvait prise dans les filets d’une belle famille, dure à la peine, prisonnière d’une situation qui lui volait sa jeunesse. Un jour de septembre 1939, elle a fui pour retourner chez ses parents. Mal lui en a pris, son père lui a fermé la porte au nez en lui disant qu’elle avait maintenant un chez elle où elle devait retourner immédiatement. Ce fut une période dure pour elle et mon père comme en témoigne leur correspondance. Il faut sans doute se remémorer ce qu’était alors la dureté des relations familiales dans ce temps-là et même si ce n’était rien comparé à ces vies volées et détruites dans les camps, cela permet d’imaginer ce que pouvait être, alors, la capacité d’acceptation du mal et de la souffrance. Souvent quand j’abordais cette question avec elle, elle me disait : «Vous ne pouvez pas comprendre aujourd’hui!». Parlait-elle de cela avec Sylvia ? Malgré la pudeur de ma mère, j’imagine que Sylvia était devenue un peu sa confidente. Certaines photos et certains regards ne trompent pas ! Certains passages de lettres aussi ! Parlait-elle avec Sylvia et Robert du quotidien qui leur était fait ? Elle savait que Juifs ils étaient recherchés. Toute la famille le savait sans doute. A une quinzaine de kilomètre du village, au nord du lac, dans la commune de Ruffieux, l’administration française avait installé un de ces nombreux camps de regroupement pour les étrangers et à partir du recensement de 1942, y avaient été regroupés des juifs étrangers arrivés en France après 1936. Pour le moment, je n’ai pas retrouvé beaucoup d’informations sur ce camp qui semble avoir été effacé des mémoires locales.
L’année 42 a été aussi, en Savoie, celle de l’occupation italienne et de l’interruption ou de la suspension des mesures de déportation. Un espoir alors qui ne tenait qu’à un fil ? Quelles informations était parvenues à toutes et à tous, à ce moment-là sur la destination de la déportation et surtout sur l’extermination dans les camps de la mort ? Quels étaient leurs échanges sur cette menace ? J’ai l’impression, comme cela s’est souvent passé par la suite dans ma famille à propos d’évènements dramatiques que l’on savait, mais que l’on préférait ne rien dire afin ne pas attiser la souffrance et ainsi laisser une prise au mal ! De mes souvenirs d’enfance, j’ai retenu qu’on écoutait, non pas la radio française, mais la radio suisse sur les ondes courtes, radio Sottens, surtout pour la qualité de son bulletin météorologique donné sur la région des Alpes. Mon père et mon oncle pêcheurs professionnels au lac du Bourget écoutaient systématiquement et quasi religieusement ce bulletin tous les soirs. Le silence devait être de rigueur dans la tablée d’une dizaine de personnes. Cette attente silencieuse permettait aussi d’écouter, avant, ce que disait cette radio sur les bruits du monde. C’est ainsi que plus tard, à l’âge de sept ans, j’ai entendu parler de la guerre d’Indochine et de la défaite de Dien-Bien-Phu, en 1954. C’est aussi ainsi que j’ai entendu parler de la guerre d’Algérie, une guerre de libération menée par des résistants algériens, une guerre sans nom que les médias français qualifiaient, et pour longtemps encore, d’ «évènements d’Algérie», œuvre de terroristes, les fellagas. A notre table familiale était présent, à tous les repas, un Algérien, Moktar Hachmaoui… témoin muet de ce monde en bouleversement. Il faisait partie de ces Algériens mobilisés pour la guerre et pour reconstruire la France après. Dans la région certains avaient travaillé à édifier le barrage de Génissiat sur le Rhône, un barrage commencé avant la guerre et dont la mise en haut date de 1948. Comment était-il arrivé chez nous ensuite ? Mystère !
Je ne sais pas si, pendant la guerre, la famille était branchée sur radio Sottens et quelles informations cette radio réputée «neutre» a véhiculé sur la seconde guerre mondiale et sur les camps de déportation et d’extermination. Ma famille était-elle ainsi informée ? Là encore il y aurait une recherche à faire dans les archives de cette radio sur ce qu’elle en disait alors et comment elle le disait.
Quelques mentions de Sylvia dans la correspondance de 1942
J’ai souvent parlé avec ma mère de Sylvia, de ses relations avec elle et de ce qu’elle avait finalement représenté pour elle. Tout occupée par ce qui s’apparentait à de l’exploitation familiale dans une maison où il fallait tout faire (l’agriculture, l’élevage, la pêche, la restauration, l’hôtellerie, l’entretien) pour suppléer l’absence de deux fils partis à la guerre, ma mère avait peu de temps libre… et peu d’amies. Sylvia a certainement été pour elle une vraie rencontre, inattendue, étrange et bienvenue, rencontre d’un être sensible à ce qu’elle vivait, elle, une jeune femme qui avait peu voyagé (son voyage de noce de quelques jours à Nice) et qui trouvait ainsi quelqu’un qui lui offrait sans doute une vraie ouverture sur ce monde inconnu, en quelque sorte un voyage à domicile. Dans ce peu de temps qu’a duré cette relation, elle m’a dit avoir vécu avec elle non seulement de grands moments de tendresse mais aussi des moments de liberté et de bonheur, de ceux qui font sauter le cœur hors de la poitrine.
Ma mère était quelqu’un de simple. Elle était extrêmement sensible, sans pouvoir toujours trouver les mots pour l’exprimer. Elle me parlait avec difficulté de cette période-là. A cette époque, Sylvia et elle avaient seulement une vingtaine d’années, Sylvia un peu plus âgée. Sur les photos, elles sont ensemble, Sylvia plus ouverte et souriante, Mélanie, plus réservée. Elles se donnaient rendez-vous à la ville voisine d’Aix les Bains (9 km) où ma mère allait vendre les produits du jardin ou de la pêche ou bien c’était Sylvia qui venait au village. Le tout à bicyclette. «On allait manger des glaces» me disait-elle. Une certaine insouciance. Je crois qu’il y avait un amour profond entre elles, Parmi les photos d’elles, il y en a une que j’apprécie particulièrement, une photo prise par Robert où elles posent derrière un filet à poissons suspendu dans la cour. Sylvia regarde ailleurs et ma mère la regarde avec beaucoup d’affection et d’admiration. Elles étaient belles. Ma mère brune et Sylvia très rousse aux dires de ma mère, des cheveux de feu. J’imagine que ma mère devait être heureuse et, sans doute, fière de cette amie inespérée alors qu’elle se languissait de l’absent. Jusqu’où allait cette insouciance apparente. Cette insouciance réelle au cours de l’été 42, pendant l’occupation italienne de la région, ne sera plus de mise, après, lorsque les menaces deviendront plus précises et que, peu ou prou, les informations circuleront sur la tragédie en cours. Ils ne pouvaient qu’en être informés dans le monde que toutes et tous fréquentaient alors.
Au cours de l’année 1942, les lettres mentionnent quelque fois Sylvia. Ces lettres-type, d’une page manuscrite recto, au format 27,8 x 15 cm, 24 lignes, pliées en 3 et non cachetées (voir en annexe une reproduction), laissaient peu de place de place à l’expression libre. Ce silence pouvait être aussi l’effet de l’autocensure et de la censure. Dans ces courriers et dans les colis envoyés se trouvent quelques-unes des photos reproduites en annexe de ce texte et que mon père a reçu à Stolp et au verso desquelles il a mis la date de réception. Il y eu deux séries de photos : celles du printemps 1942 «Reçue à Stolp le 28 Sept 1942» et celles de l’été «Reçue à Stolp le 31-12-1942».
J’ai transcris, ci-dessous, les passages des seules lettres où Sylvia est mentionnée.
Mélanie, lundi 10 septembre 1942
«J’ai fait la traversée du lac à Hautecombe avec papa et la tante de Dédée. De là, j’ai pris le grand bateau jusqu’à Aix où j’ai diné chez une petite amie Mlle Sylvia. Ensuite nous avons été au cinéma ensemble et j’ai passé une agréable soirée en bonne compagne. Je suis rentrée à 1 h 30, lundi matin à pied» (…) «Je te joins une petite photo où je suis photographiée avec Mlle Sylvia».
Jean-Marie, lundi 5 octobre 1942
«Souvent dans tes lettres tu me parles de Mlle Sylvia, mais tu ne m’as pas encore dit qui est cette personne».
Dans les lettres suivantes, ma mère n’a jamais répondu à cette demande.
Mélanie, le 19 novembre 1942
«Hier 18, je t’ai expédié un autre (colis) qui contenait le cache-nez et les chaussettes, une boite que j’ai fait souder où j’y avais mis de l’omble chevalier et dans le colis du 16-11, 2 gros gâteau faits par Mlle Sylvia»,
Jean-Marie, le dimanche 20 décembre 1942
«Je te remercie du colis du 16-11, il n’a mis que 23 jours pour me parvenir, il était en parfait état, tout était intact sauf un gâteau qui était brisé, mais cela n’a rien ôté à sa valeur, il était délicieux et j’adresse mes compliments à Mlle Sylvia, toutes ces bonnes choses vont agrémenter mon menu de Noël qui se serait sans doute traduit que par des patates».
Les années 1943 et 1944 : plus rien n’est écrit, ni photographié pouvant signaler la présence de Sylvia et de Robert !
A partir de 1943, ni les correspondances entre mon père et ma mère, ni aucune lettre de leurs proches, ni aucune photo, ne font état explicitement de Sylvia et de Robert. Que s’est-il passé au cours de l’année 1943 et jusqu’à ce début d’été 1944 ? Quelques lettres sont manquantes comme le montre la numérotation établie par mon père. Effet de la censure ? Le service du courrier de guerre, à partir du débarquement de juin 1944, a dû être aussi assez souvent défaillant. Mon père a été démobilisé le 29 août 1945. La dernière lettre de ma mère conservée par lui date du 24 juillet 1944. La dernière lettre envoyée par mon père date du 13 décembre 1944. Il y écrit ne plus avoir reçu de courrier depuis le mois de juillet 1944.
Dans ces courriers, nombreux, plus aucune mention de Sylvia et de Robert. Pas de référence à des évènements qui se seraient produits ayant attenté à leur liberté ou à leur vie. Rien en particulier dans ceux de ma mère postérieurs à la date du 4 juillet 1944, moment présumé de l’arrestation de Sylvia à Aix les Bains. Ma mère mentionne souvent dans ses lettres qu’elle va à Aix les Bains livrer une partie de la récolte et de la pêche au ravitaillement ou vendre des produits en surplus au marché (poissons, pêches, cerises). Y rencontrait-elle Sylvia et Robert ? Sans doute ! Connaissant ses manières de faire, ensuite, au sein de la famille et auprès du voisinage, avec ce vieil héritage de la ruse domestique, elle devait leur livrer des produits alimentaires clandestinement, à leur domicile ! Elle ne mentionne rien sur son amie Sylvia dans ses écrits, ni en 1943, ni en 1944. Elle ne parle pas de la venue de celle-ci au village, ni au restaurant. Aucune nouvelle photo ne témoigne du passage et du séjour de Sylvia et Robert à Brison les Oliviers. Rien ne peut laisser penser qu’ils ne sont pas venus. Il faut dire aussi qu’en 1942, à l’époque des photos, elle ne faisait guère état d’eux dans ses lettres à mon père, alors que, c’est une évidence visuelle, ils étaient bien présents au restaurant et bien insérés dans l’intimité familiale. Peut-on dire que ce silence de l’écrit était suscité par de la pudeur, doublée d’autocensure, au moment où recommencent en Savoie, fin 1943, les premières assignations à résidence et les déportations ? Personne ne pouvait ignorer alors, y compris en Savoie, le traitement réservé aux Juifs !
A partir d’avril 1942, des familles juives étrangères sont assignées à résidence en Savoie et doivent se faire connaître à la gendarmerie. [6] La première rafle a eu lieu en Savoie, le 24 août 1942. Elle a concerné 168 juifs internés dans le camp de Ruffieux. La liste nominative des 168 personnes raflées est disponible (voir en annexe). [7] Dans la nuit du 25 au 26 août, 63 ou 68 juifs, un chiffre variant selon les sources, seront rassemblés au camp de Ruffieux, puis transférés vers le centre de rassemblement des étrangers de Venissieux avant d’être dirigés vers le camp de Drancy pour être déportés. Sylvia et Robert ne figurent pas sur cette liste de personnes raflées. D’ailleurs, en novembre 1942, comme le mentionnent les lettres, Sylvia confie des gâteaux à ma mère pour le colis envoyé à mon père. Dès novembre 1942, l’occupation totale de la Savoie par les Italiens met fin provisoirement aux rafles. Ce changement d’attitude de l’occupant aurait pu libérer l’écriture, au moins pendant un temps. En effet, ce régime se maintiendra jusqu’au départ des Italiens en septembre 1943 et la reprise de l’occupation de la Savoie par les Allemands. C’est à ce moment seulement que les rafles et les déportations vont reprendre. Au total, les archives consultées mentionnent plus de 430 personnes raflées et déportées en Savoie jusqu’à la fin de la guerre et la libération de Chambéry et d’Aix les Bains en août 1944.
Pour le moment, je n’ai pas retrouvé cette liste de 430 personnes et je ne peux pas dire si Sylvia et Robert y figurent. Quant aux listes de fusillés, je n’y ai pas retrouvé mention de Robert pour le moment. Il faut dire aussi que je n’ai pas dépouillé toute la presse de l’époque. La seule certitude est la fiche 24 711 du camp de Drancy concernant Sylvia. Celui qui la rédige, mentionne avoir :
Reçu de Mme Littmann
Sylvia
3, rue des bains,
Aix les Bains
la somme de deux mille cent soixante
cinq francs,
P.A. Chambéry 21h 5.
Drancy, le 4 juillet 1944
La vie de la famille et du village en 1943 et 1944
Tous ces courriers échangés pendant la guerre, courriers fort courts au demeurant, traitent, outre des affaires de la vie quotidienne, du temps, du moral, des difficultés de l’existence et notamment de la production et des prix des denrées, d’informations très importantes sur des faits de guerre, sur les bombardements, sur la surveillance des communications, sur la voie ferrée Paris-Turin, sur les locomotives cachées dans les tunnels pour échapper aux bombardements alliés, sur les transports de troupes, sur la relève éventuelle des prisonniers de guerre et sur les jeunes qui essayaient d’échapper au Service du Travail Obligatoire (STO) ainsi que sur la présence des armées d’occupation, italienne et allemande. Parfois ces informations de nature politique et militaire, sont suivies de points de suspension éloquents. Quelques fois figurent des appréciations entre guillemets (les «verts» pour les soldats allemands, «les Italiens gentils dont on préfère voir les talons»), parfois des antiphrases ironiques ou même des jugements sans ambiguïté, par exemple traitant de «vauriens» ceux qui dénoncent les personnes cachées dans la montagne pour échapper au STO. Dans certaines lettres la censure est intervenue : phrases rayées. Dans d’autres le tampon du contrôleur intime l’ordre suivant : «L’écriture doit être grande et lisible» (voir un exemplaire en annexe). Nulle volonté de dissimulation dans ces courriers en tout petits caractères, mais en rapetissant la taille des lettres, plutôt une recherche de gain de place.
Ma mère m’a souvent dit que Sylvia et Robert se sentaient menacés. Ils refusaient sans doute que notre famille prenne des risques. Mon grand-père Francis et ma grand-mère Joséphine que l’on voit, en annexe, sur les photos prises avec eux, leur ont fait, sans doute, la proposition de les secourir, de les héberger chez eux, dans le village ou leur ont proposé de les cacher dans les fermes d’alpages, dans la montagne, pour échapper aux arrestations. Une telle attitude face à l’adversité et un tel comportement étaient conformes à la tradition familiale comme l’indiquent les portraits ci-dessous.
Francis, le grand-père paternel
Longtemps adjoint au maire de la commune, il avait su par le passé prendre des décisions fortes et courageuses. Né en 1879, il avait été sergent de l’armée française pendant la grande guerre. A côté de ses médailles de campagne de Somme, d’Artois, de Champagne, d’Yser, d’Orient, de Salonique que j’ai conservées, il y avait quelques autres brevets de courage et de responsabilités assumées. Il savait ce que voulait dire l’épreuve du feu, la peur au ventre et donc le prix des responsabilités. La tradition familiale a toujours été de ne pas se dérober et de savoir faire face aux injustices. Famille d’origine savoisienne, venus d’une commune voisine, les «Jacquier» étaient considérés comme des «immigrés» dans le village. Il nous arrivait souvent, nous les enfants de la 4ème ou 5ème génération, de s’entendre dire encore dans les années cinquante et soixante, «Vous les Jacquier vous n’êtes pas d’ici». Exemple de ce courage au quotidien : mon arrière-grand-père avait racheté une maison dans la commune pour éviter que ses occupants soient expulsés. Mon grand-père avait fait de même avec une autre famille dans le village en procédant à un achat fictif d’une maison à tel point qu’un jour, lorsque mon frère a voulu acheter ce bien immobilier, le notaire lui a dit : «Je ne sais pas pourquoi vous voulez l’acheter, votre grand-père en est déjà propriétaire». Ce grand-père est mort d’une pneumonie mal soignée en novembre 1943 au moment où l’armée allemande et les nazis réoccupaient la zone «italienne» imposant de nouvelles vagues de rafles et de déportation.
Joséphine, la grand-mère paternelle
Cette grand-mère n’était pas en reste. Née en 1880, connue sous le nom de «La Phine Jacquier» avec cette habitude savoisienne et italienne de faire précéder le nom par un article défini. C’était une maitresse femme au caractère bien trempé, devenue acariâtre en vieillissant et parfois «méchante» écrivait ma mère dans les correspondances de guerre. Jeune mère de 34 ans au moment de la déclaration de la guerre de 14-18 avec deux enfants en bas âge, nés en 1910 et 1912, elle se retrouve seule, son mari parti à la guerre, pour gérer l’auberge et l’exploitation agricole. Elle en tirera une sorte de légitimité (son expression favorite lors de ses accès d’autorité colèrique : «Je suis encore maître chez moi !») et modèle de courage qu’elle resservira à ses belles-filles qu’elle jugeait ne pas être à la hauteur. Lors de l’occupation de la Savoie par l’armée allemande en 1943, elle n’a pas fui dans la montagne comme l’ont fait les habitants du village. Elle avait alors 63 ans. Elle est restée dans son restaurant, canne en main, à attendre la soldatesque qui, occupant le restaurant et les chambres de l’hôtel, voulait s’en prendre, entre autres, à son «schnaps», son marc de raisin.
Bref, ces deux personnages étaient respectés par le village et personne n’aurait osé s’en prendre à des personnes qui se seraient placées sous leur protection. Toutefois nul ne peut dire ce qu’il en aurait été en cette période où la dénonciation et la délation étaient de règle, une règle sans doute appelée à s’exercer encore dans un avenir proche, quoi qu’on en dise !
Ces silences épistolaires sur la présence de Sylvia et de Robert et sur ce qui est advenu d’eux peuvent s’expliquer aussi par bien d’autres raisons, des raisons qui n’ont pas grand-chose à voir avec cette situation de guerre et ses violences exterminatrices. Cette correspondance non cachetée qu’échangeait mon père et ma mère pouvait être lue par tout le monde dans la famille et pas uniquement par la censure. Ma mère rend compte de ces raisons quelque fois dans ses lettres. Il s’agit particulièrement de la mauvaise réputation faite aux femmes mariées restées seules à l’arrière et à qui une loi du 11 octobre 1940 «interdisait de travailler et d’avoir accès à la vie publique». Les commérages vont alors bon train et sans doute que l’émancipation de ces jeunes femmes qui malgré le travail harassant accompli, prenaient un peu de bon temps en allant à la ville, au cinéma, au cirque ou au lac pour se baigner, suscitaient ainsi bien des jalousies de la part leurs ainés. Les écrits de ma mère sont sans ambiguïté sur ces commérages. Ses allées et venues et ses déplacements obligés pour des livraisons au marché de la ville voisine d’Aix les Bains fournissaient bien de la matière pour alimenter la rumeur. La grand-mère Joséphine a sans doute, elle aussi contribué à ce mauvais climat qui s’est détérioré entre les brus et leur belle-mère, mais aussi entre elle et son mari. Là encore, la correspondance de guerre entre mon père et ma mère et entre lui et son frère en fait plusieurs fois état. Cette grand-mère aurait-elle, par jalousie, essayé de leur interdire certaines activités à la ville voisine et certaines fréquentations au restaurant ? Apparemment le climat s’est surtout détérioré entre elles et au sein de la famille à partir de l’automne 1943. A ce moment-là, Joséphine a décidé de ne plus travailler, ni aux champs, ni au restaurant, de ne plus faire la cuisine et même de mener sa vie quotidienne à distance du reste de la famille. Elle passait alors son temps à médire de ses belles filles, chez les uns et chez les autres au village et sans doute en ville. Que disait-elle ? J’ai souvent eu des doutes sur les conséquences de sa jalousie ou de sa colère !
Quoi qu’il en soit, à partir du début de l’année 1943, plus rien n’est donc mentionné dans les courriers à propos de Sylvia et Robert, la correspondance se faisant plus avare en confidences comme si le secret ne pouvait plus être gardé. Malgré la reprise des déportations et des menaces, [8] aux dires de ma mère, Sylvia et Robert n’ont pas souhaité mettre en difficulté cette famille et peut-être s’en sont-ils éloignés, compte tenu de la situation. Après la mort du grand-père en novembre 1943, une force sereine familiale s’était évanouie. Ne restait présent, qu’un fils, frappé lui aussi par une pneumonie au cours de l’hiver 1943-44, et des femmes en conflit larvé..
Il se peut aussi, que le temps passant, Sylvia et Robert ont pensé pouvoir échapper aux menaces. Le débarquement du 6 juin 1944 avait eu lieu en Normandie et sans doute ont-ils pensé que plus rien ne pouvait vraiment leur arriver. J’imagine qu’ils sont restés à Aix-les-Bains, dans leur appartement et c’est là, peut-être qu’ils ont été arrêtés, elle au moins, fin juin, début juillet 1944.
Ma mère n’a jamais su ou pu me dire vraiment comment toutes et tous avaient vécu ces derniers mois. Elle ne m’a pas dit quand elle a été informée de ce qui leur était arrivé. Dans son souvenir, Robert et Sylvia avaient été fusillés. C’est en me renseignant sur le convoi n° 77 que j’ai découvert quel avait été le sort de Sylvia Littmann le 3 ou le 4 juillet ainsi que les doutes, toujours actuels, sur ce qu’il était advenu de Robert Rosengarten. Peut-être que Robert avait essayé d’échapper à l’arrestation en fuyant d’où son exécution et donc l’information qu’en aurait retenue ma mère qu’ils avaient été fusillés. La libération d’Aix les Bains et de la région surviendra le 22 août 1944, soit 7 jours après le débarquement de Provence.
C’est aussi en retrouvant les photos de Sylvia et de Robert que j’ai été saisi par un autre doute. Ces photos que donnaient Robert et Sylvia à ma mère et sur lesquelles elle figurait avec sa belle-famille, ils savaient que ma mère allait les envoyer en Allemagne, à Stolp, à son mari prisonnier. Peut-être lui donnaient-ils aussi pour cela. Savaient-ils qu’elle inscrivait au dos un commentaire mentionnant le prénom, parfois le nom de l’un ou de l’autre et une fois celui des deux ? Je ne sais pas combien d’envois elle a pu faire, deux sans doute, pas plus. Ces photos envoyées ainsi, soumises à un visa de contrôle, n’auraient-elles pas participé à leur identification et qui sait à leur arrestation. Auraient-ils été, ainsi, les jouets d’une dénonciation dont ils avaient été mutuellement les auteurs ? Pour nous rassurer, nous pouvons nous dire que ces photos n’ont pas été retenues par la censure comme pièces à conviction, soit au départ de France, soit à l’arrivée en Allemagne. En effet, elles sont bien parvenues à leur destinataire.
La voie ferrée principale de Chambéry vers Paris passe le long du lac du Bourget, alternativement en digue et en tunnel. Elle longe le village de Brison les Oliviers, juste devant la terrasse du restaurant où sont prises certaines photos de Syvia et Robert avec ma famille. Le train de Chambéry vers Drancy emmenant les personnes raflées, dont Sylvia, est sans doute passé devant le restaurant de Brison les Oliviers, le 3 ou le 4 juillet 1944.
Lors de l’hommage rendu à ma mère au cours de la cérémonie funéraire en 2011, j’ai rappelé ces faits.
«Nous parlions souvent de cet épisode de sa vie avec Sylvia et elle me parlait de l’incompréhension qu’avait suscitée cette mort d’un être si étranger et pourtant si cher à son cœur. L’étrangeté de l’étranger ne lui faisait pas peur. Une leçon pour les années qui viennent». [9]
Quelques anecdotes aussi me reviennent en m’aventurant dans ce passé qui a été aussi celui de mon enfance. Joignons les à cette chronique savoisienne des temps d’occupation.
Une anecdote qui concerne la Yechiva Hahkmei Tsarfath d’Aix-les-Bains. Transférée d’Alsace (Neudorf) après la seconde guerre mondiale, elle est aujourd’hui, me dit-on, une des principales académies talmudiques de France. Dans les années cinquante et soixante, le collège et le lycée public d’Aix les Bains, Bernascon et Rossignoli, où j’ai fait mes études, recevaient en second cycle du secondaire, «en moderne», les élèves venus de la Yechiva. Les horaires hebdomadaires étaient adaptés. Les cours se terminaient avant le coucher du soleil le vendredi soir et le samedi aucun cours important ne figurait à l’emploi du temps. Tout le reste était commun. Je me souviens de parties mémorables de rugby où nos camarades arboraient kipas, feutres et couvre-chef divers. Je me souviens tout particulièrement de l’un d’entre eux, Azairoual, un fameux trois quart aile, un esprit rugby. Et puis les autres Benchetrit, Kayat, Mimram, un fort en math, David Sebag… Que sont-ils devenus ?
Une dernière anecdote, elle porte sur le patronyme Jacquier. Celui-ci a souvent été utilisé pour fabriquer des faux-papiers pendant la seconde guerre mondiale, des faux-papiers souvent diffusés par l’occupant et par la police française pour piéger les Juifs et les résistants. Parmi les personnages connus ayant utilisé ce patronyme, il y eut Michel Debré. Ce fût aussi le cas pour la famille Jacob, famille de Simone Veil à Nice. Lors d’un colloque de la Fondation de France à l’Assemblée nationale intitulé «La justice face aux mutations urbaines», le 30 mai 1994, colloque organisé par Claude Beau, une magistrate qui avait créé à Strasbourg, au Neuhof, la première maison de justice et du droit, j’étais assis à la tribune à côté de Simone Veil alors ministre d’État, ministre des affaires sociales, de la santé et de la ville. Elle présidait l’ouverture de ce colloque, je me préparais à présenter l’intervention introductive du colloque. Elle m’a alors dit en aparté : «C’est donc vous M. Jacquier ?». J’ai découvert récemment le sens de son interrogation qui m’avait alors semblé banale de la part d’une présidente de séance s’enquérant du nom des personnes présentes avec elle à la tribune. C’est en regardant l’émission «Un jour, une histoire» intitulée «Simone Veil, l’instinct de vie» diffusée sur France 2 le 1er novembre 2015 que j’ai compris quel autre sens recouvrait cette question. Dans un des entretiens qu’elle donne dans ce documentaire à propos de son arrestation à 16 ans à Nice. Elle dit : «Au fond, j’ai toujours eu peur d’être arrêtée», même avec ce faux nom sur ses papiers, Jacquier, qui «ne sonne plus juif». Lors de son arrestation en mars 1944, elle apprendra de la bouche des SS en civil qui l’arrêtaient et de la police à l’hôtel Excelsior quartier général de l’armée allemande regroupant les Juifs que ce nom d’emprunt était trop fréquemment attribué et qu’il ne pouvait plus faire illusion. Responsable aujourd’hui d’une association de migrants dans un quartier où règnent les dealers à Grenoble, dealers avec qui j’ai quelques démêlés pour assurer la sécurité de nos locaux associatifs, il m’arrive souvent d’être agressé avec des formules sans ambiguïtés du type : «Sale sépharade, on va te percer !». A la saison froide, il est vrai je porte le feutre noir des pays de Savoie. Sans doute ce couvre-chef peut faire illusion et tromper ces ignorants !
[1] – Mes parents ont conservé presque toute leur correspondance pendant la guerre, soit plus d’une centaine de lettres allant de septembre 1939 à août 1945 (presque 6 ans de séparation mobilisation en septembre 1939, puis période de prisonnier). Je les ai lues en totalité. Par-delà le caractère répétitif de propos sur le temps qu’il fait, la santé et le moral, ces courriers relatent les évènements du quotidien et permettent de mieux comprendre ce qu’était la vie de captivité pour mon père et celle d’une famille sous l’occupation. Malheureusement, il semble que certaines lettres aient été perdues, confisquées ou censurées.
[2] – Née Chatenoud le 5 décembre 1920 à Mésigny 74330 et décédée le 21 juillet 2011 à Brison St Innocent 73100,
[3] – Né le 28 août 1910 et décédé le 19 août 2001 à Brison St Innocent 73100
[4] – Télégramme officiel préparant l’organisation matérielle des convois. 20/08/1942 Archives départementales de la Savoie 1362W « »Aménager wagons avec paille […] STOP. Assurer installation chaque wagon broc eau potable seau hygiénique à acheter ou réquisitionner dans votre département […] »
[5] – KARA, I (1995) Jewish Commmunity in Bacau, Federation of Jewish Communities in Romania and Central Pentru (Bacău, Romania) Translation of Obstea Evreiasca Din Bacau Eritropia Communitatil Israel
http://www.jewishgen.org/yizkor/Bacau/Bacau.html
[6] – Source : AJPN
[7] – Source : Archives départementales et AJPN
[8] – 01/03/1942 Aix-les-Bains, surveillance de la colonie juive. Lettre du Préfet au Maire. Archives départementales de la Savoie 1382W 199 « […] Je vous demande de soumettre la Colonie juive d’Aix-les-Bains à une surveillance spéciale des plus attentive, dès l’ouverture de la saison. »
Déportation des israélites étrangers, rappel de l’attitude à observer. 23/08/1942 Archives départementales de la Savoie 1362W 4 « Le Chef du Gouvernement tient à ce que vous preniez personnellement en main le contrôle des mesures décidées à l’égard des israélites étrangers. Vous n’hésiterez pas à briser toutes résistances que vous pourrez rencontrer dans les populations et à signaler les fonctionnaires dont les indiscrétions, la passivité ou la mauvaise volonté auraient compliqué votre tâche.
D’autre part, dans les jours qui suivront l’opération projetée je vous demande de faire procéder à des contrôles extrêmement sévères et à des vérifications d’identité par d’importantes forces de police afin de libérer totalement votre région de tous les Juifs étrangers dont le regroupement est prévu par ma lettre du 5 août […]»
[9] – Hommage à Mélanie Jacquier
This biography of Sylvia LITTMANN has been translated into English.
Très beau et émouvant témoignage, et terrible « anecdote » sur les insultes dont il fait l’objet aujourd’hui, de la part de dealers, en se rendant au local de son association.. Du fond de mon cœur, merci Monsieur pour votre magnifique témoignage.
Madame, Monsieur,
nous sommes certains que votre message d’appréciation aura touché Mr Jacquier, pour l’excellent travail réalisé et la qualité des références rapportées. L’anecdote concernant Mme Veil et le nom de Jacquier est particulièrement émouvante et intéressante.
Si vous souhaitez vous associer à notre démarche, vous serez le ou la bienvenue dans l’association.
Bien cordialement
Serge Jacubert
Fils d’une déportée du convoi, membre du Conseil d’Administration de l’Association Convoi 77.
Passionnant devoir de mémoire. je me suis intéressé à ce sujet après avoir lu un livre pour adolescents, du soleil sur la joue d une romancière américaine, Mrs Sachs. Ce livre est basé sur les souvenirs d une de ses amies juives, ayant miraculeusement échappé aux rafles de 1943 à Aix les bains.