Nahama SADICARIS
Nahama. Son identité fait place au numéro 77, ce convoi qui le transporte vers « la nuit et le brouillard » des camps de la mort. Le soir même le convoi traverse le Rhin, (…) la troisième nuit (celle du 2 au 3 août), 1300 personnes débarquent sur un quai. Il fait nuit noire, un barrage d’Allemands au milieu de la route, des projecteurs dirigés vers nous : « à droite, à gauche » jeunes et valides (d’un côté), de l’autre, les personnes montent dans des camions. Une ambulance avec le symbole de la croix rouge, remplie de boîtes de Zyclon B, les suit pour les tromper. Sur la rampe de Birkenau, il est à peu près certain que Nahama alors âgé de 50 ans, fût envoyé directement en chambre à gaz.
Paris, ville bientôt libérée : tu suivais l’avancée des troupes alliées en positionnant des petits drapeaux américains sur une grande carte. Tu es parti acheter un peu de viande pour tes enfants, avec en poche la somme exacte deux cent quatre-vingt quinze anciens francs. Je scrute le reçu jauni du camp de Drancy daté du vendredi 7 juillet qui le certifie. Ce petit papier est le dernier lien qui nous unit : mes doigts suivent les quelques inscriptions, mon regard prend tes yeux, mon corps prend ta place. Nahama, encore vivant, respirant ; tu es posté là, devant le chef de police du camp d’internement.
Le samedi et le dimanche, habillé avec élégance d’un pardessus bleu marine auquel il tenait énormément, d’un foulard blanc et d’un chapeau melon, il partait dans le 11ème. Il s’arrêtait dans le café du coin de la rue Sedaine où il avait pris ses habitudes. Il aimait y retrouver ses copains puis il rentrait à la maison avec de quoi manger, par exemple du fromage ou de l’halva. Mais une rafle dans ce café, scella son destin. Ses pieds dépassaient de sous la banquette où il s’était caché avec un autre.
En même temps qu’il est arrêté, le temps lui accélère et ce à vitesse effroyable ! Ce vendredi soir, Estréa s’inquiète de ne pas voir revenir son mari. Cette nuit-là, elle a l’inconscience de passer une dernière nuit avec ses enfants dans son appartement.
Dans la matinée du lendemain, Jacques, garçon de 14 ans, prend son vélo et file à toute vitesse prévenir la femme de leur oncle Jacques, tante Lucienne, qui vient. Dans l’appartement de la rue Charles Lauth, c’est la confusion, Estréa répète ces mots :
« – Lucienne, ils vont venir, Lucienne, il faut partir ! Il faut partir vite ! » La famille se sauve, erre dans le quartier et dans le champ voisin. L’après-midi, les enfants vont au goûter suisse organisé à l’école de Charles Hermite et profitent de manger quelque chose. Rachel rencontre une de ses amies qui lui dit :
« – Ne va pas chez-toi, il y a des gendarmes à moto. »
L’appartement est mis sous scellé.
Le samedi 8 au soir, les quatre plus grands enfants partent à l’UGIF rue Secrétan. Estréa et sa fille Hélène, un an, sont cachées par une voisine logeant au rez de chaussée de leur immeuble, Mme Maerten, Juste parmi les Justes.
La nuit de 8 au 9 juillet est obsédante car la vie bascule pour d’autres comme une réaction en chaîne sous l‘effet Quidamus : par un effet domino, un homme seul, un « simple mortel », un Quidam, peut parfois, consciemment ou non, changer les choses jusqu’à une échelle insoupçonnée.
La gestapo, revenue en force fait sa descente au 18. Plusieurs camions dans la rue, gros phares et projecteurs allumés aveuglent la cour et les façades de l’immeuble. La famille Grimberg, le père, sa femme Esther, leurs quatre enfants, Monique 2 ans, Nicou, Renée, Maurice 17 ans ; la famille Blumberg, les parents, Léonne l’une des filles, les garçons, André presque 16 ans et son frère Serge, sont arrêtés. Simone n’était pas là. Maurice tente de s’échapper en sautant par la fenêtre qui donne sur la loge de la conciergerie de l’immeuble mais n’y parvient pas.
Ce sont des maris et femmes qu’Estréa connait, Rose Blumberg était née elle aussi à Istanbul. Enceinte et bientôt à terme, elle était prête à accoucher. Ce sont des enfants avec lesquels les siens jouent, Nicou a l’âge de Sarah, les plus grands passent du temps ensemble, Serge qui aurait 14 ans quelques jours plus tard, était le copain de Jacques. Tous furent raflés.
Nahama était pris.
Estréa avait dormi la première nuit avec les siens dans son appartement. La seconde nuit, elle avait échappé avec sa fille Hélène à un funeste sort. Le 9 juillet, elles partirent se réfugier dans une maison pour fille-mère et y restèrent jusqu’à libération.
Au camp de Drancy (ou bien est-ce à Auschwitz ?) où Monsieur Blumberg et Nahama se retrouvent, une bagarre oppose les deux hommes. La rage compréhensible d’un homme qui voit sa famille anéantie par la faute d’un autre. Son petit garçon, Maiu (Alain-Louis), est né le 17 Juillet et sera déporté dans une petite caisse remplie de gaze alors qu’il est à peine âgé de 15 jours.
Rescapé d’Auschwitz, Monsieur Blumberg dira :
« – Nahama Sadicaris, je ne veux plus en entendre parler ! »
Que s’est-il passé entre eux ? Monsieur Blumberg n’a pas voulu raconter, nous privant d’une partie de nous-mêmes. Ce n’est pas un reproche car à chaque fois qu’il faut parler, il faut éprouver une seconde fois ses souffrances.
Depuis Drancy, Nahama fait parvenir un mot à Estréa par l’intermédiaire de sa belle sœur, la tante Lucienne. Les nouvelles disent « Je sais les enfants en sécurité, j’ai bon moral ».
La Tante Lucienne catholique, interrogée par la Gestapo au sujet de sa belle famille et de son mari juif, expliquait qu’elle « en avait marre de lui et qu’ils étaient maintenant séparés ». Jacques disposait de plusieurs fausses cartes d’identité. Une fois, lors d’un contrôle de papier, il avait bien failli se faire prendre ne sachant plus quelle carte il avait pris et quelle identité décliner ! Quant à Salomon qui faisait des transports de lait par camion, il fût dénoncé par son camarade de travail et s’enfuit au Puy en Velay avec sa cousine, Sarah, avec laquelle il s’était marié.
Nahama a-t-il entendu les coups de sifflet annonçant les arrivées des autobus déchargeant les uns après les autres leur cargaison humaine dans le camp de Drancy ? Depuis les étages des bâtiments en U donnant sur la grande cour, il a sûrement scruté avec anxiété les visages des enfants ramassés, avec la hantise de reconnaître l’un des siens. Car du 21 au 25 juillet 1944, en pleine nuit, le capitaine SS Aloïs Brunner, chargé des questions juives de la région parisienne, fait arrêter des centaines de gamins de 3 à 14 ans dans les souricières que sont devenues les maisons d’enfants. La chair juive manquait pour remplir les wagons à bestiaux et il fallait rentabiliser au maximum le convoi au prochain départ. Le minotaure SS exigea la remise de petits pour assouvir sa faim. Le 31 juillet, c’est un convoi de masse qui apporte de la nourriture fraîche au monstre nazi.
Une bonne étoile a veillé sur ses enfants la nuit précédant les rafles. Ils fuient le centre de l’Union Générale Israélite de France (UGIF), aujourd’hui l’école Lucien de Hirsch rue Secrétan, alors que la rafle a lieu dans la nuit du vendredi 21 au samedi 22 juillet. Les nazis y font éruption emmenant tous les enfants au nombre de 80 ainsi que le personnel de surveillance.
Les enfants arrivent dans une bâtisse au milieu de la campagne, le Château de Challeau à Dormelles, près de la ville de Montereau. Aujourd’hui, c’est une imposante maison de retraite assise dans un parc serein. Sarah se souvient d’un grand escalier aux larges marches. Difficile à quatre ans de ne pas faire d’impair avec son prénom changé en Simone, Rachel pour Renée, Suzanne et Jacques gardant le leur. Dissimulés dans un groupe d’enfants, ils aident aux travaux des champs, ramassent les pommes de terre envahies de doryphores. Les coléoptères se multiplient et ravagent les cultures aussi rapidement que les allemands, envahissent le terrain, empruntant leur surnom au parasite. Les deux espèces prolifèrent. Les insectes cuirassés de stries noires et jaunes pullulent et donne la vision cauchemardesque d’une masse informe et grouillante. Heureusement la résistance s’organise et écrase méthodiquement les nuisibles.
Un docteur avait la charge des soins du groupe. Ciseaux à la main, il s’apprêtait à couper les jolies boucles enfantines de Sarah lorsque Rachel, sa grande sœur devenue petite maman, s’interposa souhaitant préserver cet ultime symbole de légèreté et d’innocence du premier âge. Elle sentait que cette sœur cadette, candide, était encore le prolongement de leur mère absente. Elle se vit répondre : « Et bien ma fille, je vais t’apprendre à obéir, c’est à toi que je couperai les cheveux. » Il la déposséda de sa longue chevelure blonde.
Ce médecin n’est d’aucune aide. Une autre petite écrivit une lettre à sa mère pour se plaindre des mauvaises conditions de vie campagnarde. La lettre forcément interceptée et lue, disait : « Ici, on mange très mal, si tu ne viens pas me chercher, je dirai que je suis juive. » Le docteur mena son interrogatoire pour dénicher les juifs et demanda : « Vous allez me réciter votre prière. » Rachel l’ayant répétée avec les filles de sa chambrée, s’exécuta plus ou moins correctement. Mais les autres ? Il allait les dénoncer. Il faut fuir. La directrice du centre organise leur départ. Cette nuit-là, une dizaine d’enfants courent à travers champs, guidés par un homme roux. Ils traînent leur valise qui s’ouvre pèle mêle car la vie sauve se débarrasse de tout ce qui l’encombre.
Le train qui les ramène à Paris, est bondé de soldats allemands. Les arrêts intempestifs se succèdent à cause des bombardements alliés. Le trajet paraît interminablement long du fait de la présence allemande à qui sait qu’il ne faut pas commettre de maladresses si près de l’arrivée ! Rachel avec ses cheveux courts se fait prendre pour un garçon. Un soldat prend gentiment Sarah sur ses genoux pour jouer avec elle tandis que d’autres leur proposent des bonbons. Comble de l’illogisme !
Ils terminent leur voyage au Centre de la rue Jacquier, une cache de l’Entraide Temporaire. Jacques est déplacé à Raincy dans le Nord de Paris où il est hébergé avec d’autres chez des particuliers. Une vieille dame aux cheveux blancs l’accueille rue Voltaire. Au passage des Américains dans les rues, les habitants leur donnent de quoi manger. Paris est libéré le 25 août.
Dans la maison de filles mères, Jeanne la belle-mère vient chercher Estréa et son bébé et lui dit : « Faudra te tenir tranquille maintenant ! »
Texte rédigé par Karine, petite fille de Nahamas Sadicaris (fille d’Hélène)
©Archives familiales Thierry Sadicaris
La biographie de Nahamia SADICARIS est disponible en version anglaise
En complément : lire la biographie de Marco ADATO