Renée (Rivka) GRINBERG
Renée (Rivbaka) Grinberg à la fin des années 40, après son mariage avec Maurice Nedjar © archives familiales
Rivbaka Grinberg, (son prénom a été mal orthographié en « Rivbaka » à la mairie par l’officier d’état civil), qu’on a appelée Renée quand elle est rentrée à l’école, est née le 22 juillet 1925 dans le 10ème arrondissement de Paris, à l’hôpital Saint-Louis. Déportée à Auschwitz à l’âge de dix-neuf ans, elle est la seule à avoir survécu sur les cinq membres de sa famille qui ont été déportés.
Nous avons pu retracer sa vie grâce aux nombreux documents à notre disposition. Pour cette biographie, nous avons réalisé de nombreuses cartes qui constituent un « Atlas de la famille Grinberg » et nous avons également enregistré une série de podcasts sous la forme d’un reportage. Vous les trouverez intégrés au fur et à mesure de la biographie de Rivbaka.
Vous pouvez également suivre ce lien vers l’Atlas.
Une famille d’immigrés venue d’Europe de l’Est
Son père, Shil Grinberg était né le 16 janvier 1904 à Bar (Vinnitsa) dans l’Empire russe (en Ukraine aujourd’hui, près de la frontière roumaine) mais, semble-t-il, il a grandi un peu plus au sud à Secureni en Bessarabie, aujourd’hui la Moldavie. D’après tous ses papiers, il est le fils de Leib (Louis) Grinberg et de Freida Rothstein mais il semble qu’il ait eu une seconde famille, Mendel et Chana Reider qui, avec leur fille Doudle, seront massacrés dans une marche de la mort en 1943 [1]. D’après son dossier de naturalisation, Shil avait également deux frères plus jeunes que lui. Shil est arrivé en France comme réfugié russe (il a eu un passeport délivré par l’Ofpra en 1924, renouvelé en 1930). Il était brocanteur au marché aux puces de Saint-Ouen (puis chauffeur-livreur, mais peut-être seulement en 1941).
La mère de Renée, née Esther Gittel Spatz (ou Schlank ou Shank) le 16 décembre 1902 à Siedlanka, un faubourg de Lezajsk en Pologne (alors empire austro-hongrois), petite ville à une cinquantaine de km au nord-est de Rzeszow. Sa mère, la grand-mère de Renée, était Hinde Spatz (et son père Zolme Schank).
La famille d’Esther voulait faire partir tous ses enfants « vers l’Amérique » pour éviter la misère et surtout les pogroms. De plus, sa ville natale, Lezajsk, a été la cible de combats entre Russes et Austro-Hongrois entre novembre 1914 et mai 1915 ce qui n’incitait pas à y rester.
Ci-dessous, deux cartes retraçant les chemins de l’exil.
Esther a rencontré Shil Grinberg en 1922 ou 23. Il arrivait de Bessarabie ou Moldavie, elle arrivait de Pologne, ils n’avaient pas 20 ans et ils étaient en route l’un et l’autre pour émigrer vers l’Amérique (Esther avait une sœur à Brooklyn)… ce qui ne les a pas empêchés de rester à Paris. Ils se rencontrent dans un « asile » pour réfugiés, rue Lamarck dans le 18e arrondissement puis ils sont allés vivre ensemble dans le quartier des puces de Saint-Ouen où se regroupaient de nombreux Juifs venus de l’Est de l’Europe. Les Grinberg se sont constitué tout un réseau de travail, de voisinage et d’amitié avec deux autres familles originaires d’Europe de l’Est également, les Blumberg et les Schloss( ou Szlos) dont les enfants sont restés liés jusqu’à ce jour. Ensemble, ils ne parlaient que yiddish. Ils ont été naturalisés français le 4 décembre 1933.
Esther, la mère de Renée, n’a jamais voulu apprendre à lire et à écrire dans son enfance, « c’était une sauvage », disait sa fille en souriant. Elle l’a regretté plus tard et a imposé à ses enfants de ne pas suivre son exemple. C’est Renée qui dès l’âge de 6 ans lui lisait les journaux et l’aidait à apprendre le français. Elle refusait que ses enfants parlent yiddish, elle voulait qu’ils parlent français. Mais quand elle appelait « Kindlerkh, kimt shoyn !« ils comprennaient, bien évidemment, qu’ils devaient venir — et si elle ajoutait « Kimt zim Tish ! », ils savaient qu’il devait passer à table.
De la zone aux HBM de la porte d’Aubervilliers
Au moment de la naissance de Rivbaka, ses parents vivaient 35 rue du Couédic dans le 14e arrondissement (mais ils n’y sont plus sur le recensement de 1926). A la naissance de Maurice, deux ans plus tard, ils sont au 7 rue Saint-Laurent, dans le 10e.
A sa naissance, ses parents ne sont pas déjà passés devant le maire, mais ils ont certainement déjà conclu un mariage religieux devant un rabbin. Shil et Esther se marient le 22 juillet 1930 à la mairie de Saint-Ouen. Rivka est reconnue par son père le 21 octobre 1929, à Saint-Ouen, puis le 16 juillet 1930 par sa mère. Elle est légitimée par leur mariage. Ces reconnaissances tardives n’étaient pas rares dans les milieux populaires.

Rivbaka avec ses parents, Shil et Esther, dans leur cabane de la zone (fin des années 20 ?) © archives familiales
Ils vivaient alors au 100 rue Jules Vallès à Saint-Ouen — dans les remises du marché aux puces (près d’où se tient aujourd’hui le marché Malik) où Shil était brocanteur : ils vivaient plus précisément dans la « zone », ce territoire d’habitations précaires ou bidonvilles qui avaient remplacé les fortifications (le 100 rue Jules Vallès serait aujourd’hui sous le périphérique). Là ils ont vécu dans une baraque, une cabane très soignée et bien tenue. Le père de Renée est devenu brocanteur, il chinait les vieux objets dans les beaux quartiers, d’abord avec une petite voiture à bras. Puis, pour pouvoir vendre de gros meubles et mieux gagner sa vie, il a acquis une charrette que tirait le cheval Kiki. Plus tard, il achètera une voiture : une Citroën décapotable.

Détail de la maquette de la Zone vers Saint-Ouen, au Musée Carnavaket à Paris © photo Darley

La rue Jules Vallès au marché aux Puces de Saint-Ouen vers 1930, carte postale ancienne © Archives municipales de la ville de Saint-Ouen

La « zone » telle qu’aurait pu la dessiner Rivka quand elle y vivait…

La cour de l’école Auguste-Blanqui à Saint-Ouen © Archives municipales de Saint-Ouen
Rivka, devenue Renée, suit la plus grande partie de sa scolarité à Saint-Ouen (à l’école Auguste-Blanqui ?) tant que la famille a vécu dans la zone et même sans doute après.
En effet, ils se sont installés tout près mais dans Paris, au 18 rue Charles Lauth dans le 18e arrondissement, on les y trouve lors du recensement de 1936. Il s’agit d’un immeuble HBM — donc accessible seulement aux Français (ce que sont les Grinberg depuis leur naturalisation!) — construit en 1935. Ci-dessous, le plan du quartier de la rue Charles Lauth, porte d’Aubervilliers.
L’appartement avait tout le « confort moderne » : deux chambres, un séjour, la cuisine avec une cuisinière à charbon, une douche et un WC. D’autres familles qui vivaient dans la zone à leurs côtés, familles de brocanteurs également, vont déménager en même temps pour ce même ensemble HBM : Renée continuera d’aller chez ses voisins, les Szlos, pour lire tranquillement des bandes dessinées comme Les Pieds nickelés. La famille était modérément religieuse : Esther faisait la prière le vendredi soir. Quant à Shil, Renée croit se souvenir qu’il avait sa carte du Parti communiste.
Premières inquiétudes
En 1934, la famille est allée en vacances en Pologne, dans la famille d’Esther. Esther a emmené les quatre enfants qu’elle avait alors : Renée qui avait 9 ans, Maurice qui en avait 7, Jeannette (4 ans) et Berthe (1 an). La famille n’avait pas de place dans le train et les enfants ont dû dormir dans les filets à bagages. Les enfants ont gardé un souvenir ébloui de la campagne polonaise, eux qui ne connaissaient que la zone de Saint-Ouen. La grand-mère était formidable, elle avait encore avec elle quatre de ses enfants mais la sœur aînée était partie en Amérique (où Esther aurait dû la rejoindre), une autre sœur et deux frères étaient en Palestine.
Au cours de ce trajet, la famille a dû traverser l’Allemagne. Sans doute Esther a dû entendre dire que la situation des Juifs commençait déjà à se dégrader dans ce pays, peu de temps après l’accession d’Hitler au pouvoir.
A l’école
Malgré le déménagement vers la rue Charles Lauth, Renée est sans doute restée plusieurs années à l’école à Saint-Ouen et n’a rejoint l’école élémentaire 4 rue Charles Hermite dans le 18e, juste à côté de la rue Charles Lauth, qu’en 1938 et pour un an seulement, en cours supérieur, la dernière année d’école obligatoire pour les enfants qui ne poursuivaient pas leurs études au lycée.
Elle a alors passé son Certificat d’études. Le bilan rédigé en juillet 1939 par l’institutrice, comme souvent sur les registres scolaires, nous apparaît comme plutôt cruel : « gentille élève, appliquée, intelligence moyenne » (mais elle dit la même chose de la quasi totalité des jeunes filles de la même classe !).
Renée devient couturière
Renée étudie ensuite la couture au centre de l’ORT (Organisation Reconstruction Travail, une structure juive de formation professionnelle), sans doute entre 1939 et 1941. En tout cas, à partir de 1942, elle est « petite main » dans la couture. De toute manière, presque tous les métiers sont interdits aux Juifs et Renée porte l’étoile.
Évacués en Bretagne
La famille avait sans doute été évacuée en 1939 : de nombreux enfants, une mère enceinte… Renée (seule ?) était alors en vacances à Saint-Léon dans l’Allier, c’était le 3ème été qu’elle y allait avec d’autres petits Parisiens, envoyés au vert par les services sociaux. Ils étaient chez « une dame très gentille » dans la ferme (?) de Mme Combarez. Les enfants mangeaient du beurre et des crêpes, il y avait des animaux, un cochon. Mais le père de Renée, Shil, est venue la chercher et l’a emmenée rejoindre la famille qui avait été envoyée à Guerrouette en Loire-Atlantique. Esther accouche de Daniel en janvier 1940 à Saint-Nazaire.
Renée voit son père raflé disparaître
De retour à Paris, la famille vit une situation de plus en plus difficile. Les risques pour les Juifs sont de plus en plus grands et les lois antijuives qui les privent de la plupart des emplois rend le quotidien encore plus difficile pour eux que les autres habitants en France. Il n’est plus question pour les Juifs d’aller au cinéma, au square, d’avoir un téléphone, un vélo… alors une voiture !
Quand Esther demandait à son mari s’il avait bien travaillé, « Ni, vous mit dayne gesheftn ? », il était de plus en plus négatif : « Gournisht mit gournisht »et les enfants comprennaient que non, rien de rien, que la situation était catastrophique « Finster iz mir ! A brokh ». Et là, « Oy vay ! Vous vet vern fin indz ? » aurait pu entendre Renée, car Esther et Shil parlaient toujours entre eux en yiddish, « Oh la la ! Que va-t-il advenir de nous ? » Et sans doute Esther a-t-elle discuté avec Shil de ce qu’il fallait faire pour les enfants. « Vous tit mit di kindas ? » Les mettre à l’abri ? Les cacher ? « Zoln mir zey yo avekshikn ahin ? Ofn dorf ? » Les envoyer à la campagne ? En somme, de retour à Paris, la famille vit une situation de plus en plus difficile.
De plus, le couple bat de l’aile : les parents se séparent un temps à cause de l’infidélité de Shil avant de se réconcilier — et de faire un dernier enfant, la petite Monique. Mais le père de famille est arrêté à la fin du mois d’août 1941 dans un restaurant de Saint-Ouen fréquenté par les marchands juifs des Puces.

Le café qui fait face à la cité de la Muette à Drancy, aujourd’hui.
Le drame survient à la fin du mois d’août 1941. Le père de famille est arrêté dans un restaurant de Saint-Ouen fréquenté par les marchands juifs des Puces. Une grande rafle, menée par la police française et la Feldgendarmerie allemande a lieu à Paris entre le 20 et le 24 août 1941, qui arrête les hommes juifs, français ou étrangers de 18 à 50 ans. Le 21, elle a visé le 18e arrondissement et n’a eu que quelques mètres à franchir pour arriver à Saint-Ouen. 4 232 personnes sont envoyées au camp de Drancy, qui devient pour la première fois un camp d’internement pour les Juifs.
Shil est interné dix mois à Drancy : le courrier y est alors autorisé, la famille ne peut ignorer ce qui s’y passe et donc ce qui les attend et les informations alarmistes circulant dans la communauté juive. Renée et sa mère, Esther, sont allées le « voir » à Drancy. Pour cela, elles se tenaient dans le bistro en face du camp (sans doute celui qui est toujours en face de la cité de la Muette) et les prisonniers se montraient aux balcons mais, racontait Renée, « il était très difficile d’entrer en contact avec eux car les gardes mobiles français se montraient très menaçants », malgré les pourboires qu’ils réclamaient aux familles.
La situation économique de la famille est alors très difficile. Esther parvient alors à recevoir une allocation (de l’UGIF [2]) pour ses sept enfants, elle touche des tickets de rationnements ainsi qu’une allocation militaire (Shil a-t-il été soldat en 1939 ?). Elle doit vendre ce qu’elle possède et qui aurait de la valeur comme la voiture qu’utilisait Shil pour son travail.
On cache les plus jeunes enfants de la famille
Après l’arrestation de Shil, la famille vit une situation de plus en plus difficile. En mars 1943, sa naturalisation est annulée, ils perdent la nationalité française.
Les plus jeunes enfants (sauf le bébé, Monique) sont cachés en Bretagne à partir de 1943 avec l’assistance du père Devaux de la communauté Notre-Dame de Sion. Cette congrégation, fondé par deux frères juifs alsaciens convertis au catholicisme en 1843, a été très active dans le sauvetage des enfants juifs pendant l’Occupation, mais elle les a fait baptiser parfois contre la volonté des familles [3].
Ce sont deux sœurs qui vont les accueillir à Amanlis, près de Rennes. Deux jeunes filles, pupilles de l’Assistance publique, avaient décidé en 1943 de fonder à Janzé un foyer d’accueil pour enfants abandonnés. Elles y accueillent six enfants de la région parisienne, confiés par les religieuses de Notre-Dame de Sion et convoyés par une assistante sociale qui les informe qu’il s’agit d’enfants juifs dont les parents avaient été déportés et qu’ils n’avaient pas de cartes d’alimentation. A la fin de l’année 1943, le refuge est transféré à Amanlis. Ils seront aidés et ravitaillés par un réseau local de solidarité : des agriculteurs, un boulanger et Les Docks du Ménage, une entreprise de Rennes. Jeannette, Berthe, Simon et Daniel Grinberg ont été placés dans deux familles du village. Leur sœur ainée Renée a pu leur rendre visite mais pas leur mère, Esther, qui avait un trop fort accent polonais pour circuler discrètement. Ils ont été sauvés, comme tous les enfants cachés dans ce village et Renée viendra les chercher après son retour de camp, en mai juin 1945.
Mais ni Renée ni sa mère n’ont eu la force de laisser à Amanlis la petite Monique, en 1943, et pas non plus à une autre occasion, fin mai ou début juin 1944, quand Renée y est retournée pour laisser la fillette, juste avant le débarquement en Normandie : ce n’était vraiment encore qu’un bébé !
Arrêtée et déportée à son tour avec sa mère, son frère Maurice et la benjamine, Monique
Alors que les Alliés approchent de Paris, que les bombardements perturbent les transports ferroviaires, le nazi qui dirige le camp de Drancy, Aloïs Brunner, veut absolument faire partir un convoi de Drancy. Les rafles se multiplient, notamment dans les appartements où l’on sait que vivent des familles juives, qu’elles se soient ou non faites recenser en 1941. Les HBM de la rue Charles-Lauth sont ainsi visés.
Esther et trois de ses enfants, Renée, Maurice et Monique, sont arrêtés dans la nuit du 8 juillet 1944, chez eux, par la Gestapo, au prétexte d’une vérification d’identité. L’arrestation, violente, est menée par un groupe de cinq hommes (miliciens, policiers français, membres de la Gestapo). Des voisins, des amis, comme Simone Benhamu qui habite à deux pas, boulevard Ney, ou les Blumberg qui vient un étage au-dessus, sont déportés également. La concierge était sans doute au courant mais, sous la pression, n’a rien pu faire même si elle a tenté de prendre Monique au moment de l’arrestation. Ils sont tous emmenés à Drancy, même Madame Blumberg, enceinte de neuf mois.
Emmenés tous quatre à Drancy, ils vont être retenu escalier 18 chambrée 2 (sauf Maurice qui, en tant que garçon, sera dans la chambrée des hommes, au 4) jusqu’au départ pour Auschwitz par le convoi 77, le 31 juillet 1944.
Ils sont, comme leurs voisins et amis, inscrits sur la liste du convoi qui part le 31 juillet 1944 de la gare de Bobigny pour Auschwitz. Ce convoi sera plus tard désigné comme le convoi 77.
Ils sont tous embarqués dans des wagons à bestiaux, avec de la paille comme seul confort, un seau d’eau pour 60 personnes et un autre en guise de cabinets. Du pain comme nourriture, et pas de fenêtre pour recevoir de l’air dans ces chaudes journées d’été. D’après Renée, pendant les trois jours de trajet vers Auschwitz, Maurice a essayé d’organiser au mieux l’installation de sa mère et de ses sœurs dans le wagon ainsi que le partage de l’eau. Quand il peut, il soulage sa mère en prenant la petite Monique dans ses bras mais celle-ci, affolée, reste agrippée à sa mère.
L’atmosphère est abominable, des malades et des personnes âgées meurent durant le trajet.
De Auschwitz à Kratzau
Renée fait partie des 470 sur 1306 déportés du convoi 77 qui sont sélectionnés pour entrer dans le camp d’extermination d’Auschwitz pour y travailler. Sa mère et sa petite sœur, comme toutes les mères de famille et tous les enfants, sont envoyées vers des camions qui les conduiront à la chambre à gaz.
Tondue, rasée sur tout le corps, tatouée sur le bras gauche, (matricule A-16 715), elle a été d’abord détenue à Auschwitz-Birkenau où elle est vite mise au courant de ce qui est arrivée à sa mère et à sa sœur. Pour son frère Maurice, les hommes étant dans un camp distant de plusieurs kilomètres, elle espère toujours qu’il n’a pas été gazé. Par une chance inouïe, Renée raconte dans un témoignage enregistré en 2006 qu’elle a croisé une dernière fois Maurice quelques semaines après leur arrivée à Auschwitz.
Renée fait partie du premier convoi de femmes envoyées travailler au camp de Kratzau (aujourd’hui en République Tchèque mais alors sous contrôle allemand) le 20 septembre 1944 pour fabriquer des munitions dans une usine à plusieurs kilomètres du camp. Avec elle, plusieurs jeunes filles du convoi 77.
À Kratzau, la vie est un peu moins dure qu’à Birkenau, mais, surtout, les sélections du Dr Mengele qui pouvaient vous envoyer à la chambre à gaz n’existent pas. Et il n’y a pas de chambres à gaz ; seuls les coups, les poux, la maladie et la faim menacent. Levées à 5 h pour l’appel, elle n’avaient qu’une gamelle pour trois filles, elles étaient nourries d’une rondelle de saucisson (du porc donc, un animal que les Juifs n’ont pas le droit de manger), un morceau de pain noir et un peu de margarine le matin, et une gamelle de soupe le soir. Un peu de purée et de goulash le dimanche. A Kratzau, elle est toujours restée avec son amie Simone Benhamu, elles ont travaillé ensemble et partagé la même couchette à l’étage du block où étaient parquées les déportées juives françaises.
L’usine est à plusieurs kilomètres, et il faut marcher aller tôt le matin, et rentrer tard le soir, dans le froid après douze heures de travail. Parfois, c’est du travail de nuit. Mais à l’usine, travaillent aussi des déportés français non juifs, des Polonais et aussi des Tchèques, qui habitent le village d’à côté. Cela permet d’avoir des nouvelles de l’extérieur.
Au bout de huit mois de ce travail harassant, où la solidarité entre les « filles » permet de tenir, Renée et ses camarades apprennent que les Allemands sont sur le point de se rendre ; mais dans le camp, la « trouille » règne : une rumeur court selon laquelle les Allemands ont miné le camp pour le faire sauter derrière eux dans leur retraite. Finalement, le camp est abandonné par les nazis dans la nuit du 7 mai, et l’armée rouge y pénètre le 8 mai 1945.
Quand elles ont appris la libération du camp de Kratzau, les filles étaient « hystériques » : elles ont « cassé la porte de la cuisine, mangé de la Vache qui rit et un carré de sucre », raconte Renée. Mais en fait, il n’y avait plus rien à manger et les soldats soviétiques n’avaient rien prévu pour venir en aide aux déportés : ni nourriture, ni transport pour les rapatrier. Il leur faut se débrouiller seules et d’abord obtenir un laisser-passer du maire du village, lui aussi libéré du joug nazi.
Bien que les rapatriements en provenance de la zone d’occupation soviétique aient été difficiles, après un périple compliqué, Renée est rentrée en France le 20 mai via Longuyon. . Elle avait perdu 14 kg quand elle est examinée à son retour à Paris : au moment où elle est sortie de Kratzau, elle ne pesait plus que 33 kg.
Le retour à la vie
A son retour des camps de concentration en 1945, Renée, alors âgée de 19 ans, est provisoirement accueillie à l’hôtel Lutetia, palace parisien où les Allemands avaient installé des bureaux de renseignement et de contre-espionnage pendant l’Occupation, et qui a été réquisitionné pour accueillir les déportés politiques.
Le 20 ou le 21 mai 1945, elle y est prise en charge par la Croix-Rouge, qui procède à un examen médical sommaire. Elle a des problèmes d’estomac et aux poumons, mais le médecin qui l’examine juge son état « moyen ». Les survivants, le plus souvent dépourvus de papiers d’identité, reçoivent une attestation d’identité provisoire ainsi qu’une aide financière minimale (60 francs à l’époque) et des vêtements, certains déportés revenant avec leur tenue de « bagnards ».
On leur demande si des proches peuvent venir les accueillir, mais Renée, contrairement à d’autres, n’a personne pour l’accompagner. Elle prend seule le métro parisien avec sa camarade revenue des camps avec elle, Simone Benhamu, survuvante elle aussi des camps d’Auschwitz puis de Kratzau et dont les parents ont survécu. Renée, quant à elle, ne compte plus sur la présence de ses parents et nourrit un faible espoir quant à son frère Maurice.
Durant le trajet, les deux jeunes femmes font l’objet de regards appuyés des passagers. Renée est victime d’un malaise dans la rame et descend à la station Porte de la Chapelle, où elle se sépare de Simone pour regagner seule son ancien domicile. Le concierge de l’immeuble lui restitue les clés de l’appartement familial qui n’a pas été spolié au contraire de celui des Blumberg ou des Schloss, à deux pas de là rue Emile Bertin. L’appartement n’a été qu’en partie pillé, l’essentiel est resté intact à l’exception de quelques objets. Petit détail tragique, elle y a retrouvé par terre la petite chaussure que Monique avait perdue lors de l’arrestation..
Renée est mal est point, mais c’est grâce à la solidarité amicale qu’elle réussit à se « retaper ». Elle va rapidement partir prendre du repos à la campagne : profondément affaiblie, Renée est recueillie quelques jours après son retour par une amie, Vernée, et sa mère Liliane, qui s’alarment de son état physique. Un médecin prescrit un régime de réalimentation lente et des injections d’eau de mer pendant huit jours et Renée reprend progressivement du poids et des forces. Une ancienne connaissance, rencontrée durant l’évacuation de Saint-Nazaire avec sa mère, la contacte en apprenant son retour. Renée séjourne alors un mois chez cette amie, durant lequel elle retrouve un poids normal (environ 60 kg), grâce notamment à une alimentation riche et régulière.
Maurice n’est pas rentré. Renée, qui nourrissait encore un espoir, certains déportés de la « zone soviétique » ayant mis des mois à revenir après la capitulation allemande, l’a compris.
Quand elle se sent mieux, elle entreprend de récupérer ses jeunes frères et sœurs, cachés durant la guerre. Elle se heurte à la réticence de la famille d’accueil, l’une des femmes refusant de lui remettre les enfants sous prétexte qu’elle n’a pas encore atteint sa majorité légale (21 ans). Elle sollicite alors l’O.P.E.J. (Œuvre de protection des enfants juifs), qui l’aide à désigner un tuteur légal, Monsieur Rothenberg. APrès beaucoup de démarches, Renée est ainsi reconnue comme tutrice suppléante, ce qui lui permet de récupérer les enfants dès l’été 1945. Par la force des choses, elle se retrouve ainsi chef de famille. Ce n’est qu’en 1960 qu’une tante américaine, ayant appris leur survie, reprend contact avec eux. Renée regrettera longtemps que cette aide n’ait pas pu intervenir dès 1946, au moment où le besoin de soutien était le plus crucial.
Elle épouse Robert Maurice Nedjar le 7 mars 1946, qui avec ses amis de la rue Charles Lauth a participé à la Résistance. À Paris, elle garde avec elle sa sœur Jeannette, tandis que les autres sont placés dans des maisons d’enfants, faute de ressources suffisantes pour les accueillir tous. Après son mariage et le début d’une grossesse, Renée prend la décision difficile de faire adopter les deux plus jeunes enfants de la famille, Simone et Daniel, par une famille américaine en 1949. Jusque-là, ils avaient vécu en foyer : c’était trop lourd pour Renée de les avoir à sa charge. Elle ne les a revus que dans les années 1980.
De 1945 à 1976, la famille de Renée habite toujours au 18 rue Charles Lauth. Les sœurs de Renée, Jeannette et Berthe ont d’abord habité le même immeuble, rue Charles Lauth, mais dans une chambre au 6ème étage. Sa sœur Jeannette s’en va vivre 18 rue Ramey.
Après 1945, Renée travaille aux PTT. Elle a ensuite travaillé dans la maroquinerie avec son mari. Ils ont eu trois enfants, Alain, Georges et Maurice, en 1947, 1949 puis 1956. Elle a acheté une boutique au marché aux Puces en 1962. A partir de 2000, elle a vécu à Marcoussis (Essonne). En 2018, elle vivait à Villejuif, dans le Val-de-Marne. Elle est morte à 99 ans en 2024 et inhumée dans le carré juif du cimetière de Bagneux. Ses sœurs étaient décédées quelques années plus tôt, Jeannette en 2018 et Berthe en 2019. Son frère Daniel est décédé lui aussi en 2018 : comme Simone, il a fait sa vie aux États-Unis, il s’est marié et il a eu deux fils, Simone a eu au moins une fille.
Membre de l’Amicale des anciens d’Auschwitz, Renée a témoigné sur son expérience de déportée à partir de 1996. Elle a rencontré des membres de l’association convoi 77 et a participé à une assemblée générale de l’association.
Notes
[1] Cette seconde famille reste un mystère mais Renée et Jeannette Grinberg ont rempli une feuille de témoignage à Yad Vashem pour ces deux personnes en se déclarant leurs petites-filles et nièces.
[2] L’UGIF était un organisme sous le contrôle du Commissariat général aux Questions Juives, créé en novembre 1941, qui assurait, entre autres tâches, quelques secours aux Juifs dans le besoin.
[3] Renée avait raconté à Laurence Klejman qu’elle était en contact avec une assistante sociale qui faisait l’intermédiaire avec les bonnes sœurs, dans le 18e.
Sources
Le dossier du DAVCC de Rivbaka ou Renée Grinberg ;
Archives départementales de Paris (état civil, recensements, archives scolaires) ;
Entretien avec Renée Nadjar née Grinberg, filmé en 2006 par Jérémy Nedjar ;
Les fiches des différents membres de la famille élargie sur le site de Yad Vashem ;
Compte-rendu d’un entretien entre Renée Nedjar née Grinberg, Laurence Klejman et Muriel Baude le 28 décembre 2018 (avec les corrections manuscrites portées par Renée).
Remerciements
Nos remerciements vont au fils de Renée Nedjar, Alain, et à ses neveux, Jacques Nedjar et Olivier Szlos pour leurs récits qui ont enrichi ce travail comme pour les documents précieux encore en leur possession ; ils vont également à David Choukroun qui nous a aidés à retrouver la famille de Renée Nedjar, nous a fourni le dossier de naturalisation de Shil et Esther Grinberg et qui nous a guidé dans nos recherches.
Merci également à Claire Stanislawski au Mémorial de la Shoah à Paris et aux conférencières du Mémorial à Drancy ; merci à Charlène Ordonneau des Archives municipales de la ville de Saint-Ouen qui nous a permis d’explorer les archives de la « zone » et du marché aux Puces, et merci enfin à Macha Fogel de la Maison de la culture yiddish pour nous avoir donné une brève leçon de yiddish.
Merci enfin à Laurence Klejman pour sa relecture et pour la richesse des informations qu’elle nous a apportées en complément et qui font de ces biographies les plus détaillées qu’on puisse souhaiter !
Ce travail a été mené conjointement par la classe de 3ème A du collège J.B. Poquelin à Paris, sous la conduite de leur professeure d’histoire-géographie, Camille Lambin et par un groupe d’élèves volontaires de 3ème du collège Pierre Alviset, à Paris également, guidés par leur professeure d’histoire-géographie, Stéphanie Duthé, et leur professeure d’allemand, Christine Tallon-Gascuel. Nous devons aux élèves de Camille Lambin les cartes qui ont illustré cette biographie, et à ceux de Stéphanie Duthé les podcasts. Ils ont tous bénéficié des conseils de Catherine Darley, professeure d’histoire-géographie.