Alain JURKIEWICZ
En l’absence de photographie d’Alain Jurkiewicz, nous reproduisons ci-contre une oeuvre d’artiste réalisée par GHOUIL Shèmsie, élève du collège Edgar Faure de Valdahon.
«A l’instant de partir, ils avaient dans le regard ce reste d’innocence que la détresse a défloré. Privés d’un père et d’une mère, disparus dans la tourmente, ils ont tendu leurs petites mains à leurs bourreaux, sans même comprendre qu’ils étaient victimes de la barbarie des hommes. » Albert Szerman
Introduction
Nous sommes un groupe volontaire de neuf élèves de troisième du collège Edgar Faure de Valdahon et nous avons décidé de participer au projet « Convoi 77 » proposé par nos professeurs d’histoire et d’anglais. La seconde guerre mondiale est une partie de notre Histoire aussi bouleversante qu’intéressante. De plus, bientôt, il n’y aura plus de survivants, témoins de cette sombre période et il nous a semblé important de participer au devoir de mémoire.
Le jeune enfant, Alain Jurkiewicz, sur lequel nous avons enquêté a été arrêté à Besançon, une ville de notre région. Écrire sa biographie permet de rendre hommage à cet enfant qui a été oublié et d’honorer sa mémoire afin de lui rendre une place et de le sortir de l’oubli.
Bien sûr, ce ne fut pas un travail évident car nous avons commencé nos recherches avec très peu d’informations : un nom, un acte de naissance, un acte de décès.
Notre petit déporté d’origine polonaise avait un nom de famille très répandu avec au moins trois orthographes différentes, ce qui nous a rendu la tâche encore plus difficile.
En effet, cela nous a parfois mis sur de fausses pistes, concernant sa mère par exemple, et nous avons été beaucoup ralentis mais encore plus curieux.
Par ailleurs, Alain s’est retrouvé dans plusieurs endroits, plusieurs camps pour finir dans un orphelinat: difficile de remettre tous ces éléments dans un ordre chronologique fiable et cohérent.
Nos recherches nous ont amenés à entrer en contact avec des historiens, ainsi que plusieurs associations de généalogie dont une qui nous a orientés vers un épisode particulier de la fuite d’Alain vers la Suisse.
En décembre, au détour de nos recherches, nous avons découvert la thèse de Mme Fivaz-Silbermann qui nous a énormément aidés car elle mentionnait avec précision le parcours d’Alain Jurkiewicz. Puis, en enquêtant sur l’orphelinat de La Varenne, dans lequel a séjourné Alain, nous avons eu la chance d’échanger avec M. Albert Szerman, le seul survivant de l’orphelinat.
Après des heures de recherches et en dépit du confinement provoqué par le coronavirus, nous avons pu retracer le parcours et la courte vie d’Alain Jurkiewicz. Nous sommes fiers de vous présenter notre travail.
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La famille Jurkiewicz
Alain JURKOWITSCH/JURKIEWICZ (les deux orthographes existent) est né le 2 juin 1936 à Etterbeek près de Bruxelles (à l’époque, aujourd’hui intégré à la ville) en Belgique, de l’union entre Szaja Modka (rebaptisé Maurice) JURKOWITSCH, qui était coiffeur, et de Ruchla PILC, probablement mère au foyer. Il a également une sœur nommée Rosa (née à Etterbeek le 26 février 1930) et ils vivent à Forest, en Belgique.
Trois ans plus tôt, le 30 janvier 1933, Adolf Hitler à la tête du NSDAP est nommé chancelier d’Allemagne. À partir de 1935, avec les lois de Nuremberg, les persécutions contre les juifs s’amplifient en Allemagne.
Le grand-père d’Alain, Israël Jurkowitsch né en 1883, colporteur russe, arrive en Belgique à la suite des persécutions et des discriminations que subissent les Juifs dans l’empire russe au début du siècle.
Szaja Modka, le papa d’Alain, né en 1905 à Sulew, a quatre frères et sœurs. Ils s’appellent respectivement Sacha Reichel, Joséphine Marie (la première de la fratrie à naître en Belgique en 1912), Daniel (décédé à l’âge de 1 an en 1915), et Nathan, né en 1916.
Il ne reste pas de survivants connus de la famille d’Alain.
Le père d’Alain, ses frères, sœurs et beaux-frères et belles-sœurs sont déportés en majorité à Auschwitz, comme Joséphine, une des deux tantes d’Alain (déportée par le convoi n°40 à l’âge de 30 ans) et « Maurice », son père (déporté par le convoi n°42 à l’âge de 37 ans). Rosa, la sœur d’Alain, a été déportée, seule de sa famille, dans le convoi XVIII, le 15 janvier 1943, convoi qui emporte 287 enfants.
Malgré toutes nos recherches le destin de la maman d’Alain, Ruchla reste encore une énigme pour nous. On peut penser aussi qu’elle était cachée en 1942, dès le début de la grande déportation, comme des milliers de juifs en Belgique. Alain fut envoyé en Suisse avec sa tante dès août ou septembre 1942 et Rosa fut, sans doute, placée dans une cachette, où malheureusement elle a été découverte un peu plus tard.
Sara Reichel Jurkiewicz une tante d’Alain
Persécutions anti-juives en Belgique
Avant la 2nde guerre mondiale, la communauté juive s’élève à 100 000 personnes en Belgique dont 2 000 sont des réfugiés juifs-allemands.
Le 10 mai 1940, la Belgique est attaquée puis occupée par les Allemands. Le Troisième Reich prélève le coût de l’occupation militaire auprès des Belges au travers de taxes. Comme partout en Europe, la nourriture, le fuel, les vêtements sont strictement rationnés par les autorités allemandes.
Du 28 octobre 1940 au 1er juin 1942, l’administration allemande impose des mesures qui privent peu à peu les Juifs de leurs droits
➢Ils sont mis en marge de la société. Les juifs sont recensés dans le but de les exclure de l’économie belge, de les isoler du reste de la population et de préparer leur déportation.
➢Comme en France, les commerces juifs doivent être marqués par une affiche visible de tous. Les entreprises et les commerces juifs sont « aryanisés » ou liquidés. Leurs biens sont confisqués. Privés de leur emploi, ils sont ensuite contraints au travail forcé.
➢Le 29 août 1941, les Allemands imposent le couvre-feu aux Juifs et les assignent à résidence à Bruxelles, Anvers, Liège et Charleroi. L’émigration leur est interdite. Tous sont obligés de s’affilier à l’Association des Juifs en Belgique qui est chargée de prendre en charge l’enseignement et l’aide sociale juifs et de favoriser leur déportation. L’obligation de porter l’étoile jaune, promulguée le 27 mai 1942, est le point d’orgue symbolique du statut des Juifs. Ils sont désormais prêts à être déportés.
2. Fuir la Belgique pour la Suisse
Il aura suffi de circuler sur la mauvaise route pour faire basculer à jamais la vie du petit Alain. Nous allons vous narrer son tragique destin…
Depuis janvier 1942 et la conférence de Wannsee, les nazis ont décidé d’exterminer systématiquement les juifs de l’Europe occupée. Les rafles se multiplient à travers toute l’Europe, notamment en Belgique et en France. La Suisse et la zone libre représentent un ultime espoir de survie pour les juifs.
Dans la nuit du 16 au 17 septembre 1942, aux alentours des 4 heures du matin, arrivent quatre personnes devant la ferme d’Achille et d’Agathe Chapatte, en Suisse, au lieu-dit des Roussottes (sur la commune du Cerneux Péquignot ).
Elles sont épuisées, elles viennent sans doute de Morteau et ont fait le trajet (environ 6 kilomètres) à pied, dans le froid, en passant par les bois et les champs.
Les Chapatte ne restent pas de marbre devant la misère et la grande détresse de ces jeunes gens. Ils décident de les aider. Le soir de leur arrivée, ils seront nourris, réchauffés, logés jusqu’au lendemain.
Mais qui sont ces quatre personnes ?
Les archives de la Suisse nous apprennent qu’il s’agit d’Alain Jurkiewicz, de Joséphine Jurkiewicz, David et Dwora Chapochnik (née Wajnberg).
Elles ont déjà fui de la Belgique ensemble. En effet, rester en zone occupée est bien trop dangereux car les Juifs sont sans cesse arrêtés pour être déportés quelques semaines après. La seule solution de ces hommes et de ces femmes est de faire un choix entre la zone dite « libre » et la Suisse.
Elles décident donc de passer en Suisse pour une bonne raison : rejoindre le consulat de Pologne à Berne le plus vite possible. Cela leur permettrait de ne plus avoir à se cacher et de pouvoir vivre librement car, dans le reste de l’Europe, les juifs sont considérés comme des apatrides et des « sous-hommes ».
Les passages en Suisse se déroulent le plus souvent de nuit pour ne pas se faire repérer par les patrouilles allemandes.
Pour le passage de la frontière, reprenons le témoignage de Bernard Bouveret, extrait de son interview sur France Bleu. L’homme âgé maintenant de 92 ans est originaire de Chapelle-des-Bois, petite commune du Doubs. Engagé très tôt, dès ses seize ans, dans la résistance d’abord comme passeur de courrier, il décide ensuite de devenir passeur de réfugiés.
« En 1942, les risques deviennent de plus en plus grands, « mais on n’en avait pas conscience à l’époque ». Les cinq, six jeunes résistants empruntaient souvent le bois pour se rendre en Suisse, une forêt qu’ils connaissaient par cœur car ils y travaillaient. On s’est fait tirer plusieurs fois, avance Bernard Bouveret. La nuit, les Allemands tiraient sans sommation car il y avait un couvre-feu entre 23 heures et 5 heures. Je me souviens d’un ami de Châtelblanc. Il s’est fait tuer à cinq heures du matin, sous la neige alors qu’il revenait de Suisse. Les Allemands lui ont mis une balle explosive dans le genou. Il est mort sur la neige. Il avait 19 ans.
Mais les dangers, les risques de se faire fusiller par la Gestapo, d’être torturés comme des centaines d’autres résistants n’ont pas freiné le patriotisme de ces villageois.
Des résistants, c’était assez simple à faire traverser de l’autre côté de la frontière. Les Juifs c’était autre chose, se souvient-il. On a passé des familles de dix ou quinze personnes. On transportait les enfants sur nos épaules. Les gens avaient la frousse. Nous aussi. » Personne ne parlait pendant les trajets. Les résistants craignaient une chose, qu’un membre de la Gestapo s’infiltre pour faire sauter les réseaux. Pour cette raison, aucun juif n’était accueilli chez eux. Tous étaient dispersés dans des fermes le long des routes car leurs maisons jouxtaient les postes frontières allemands. »
En effet, d’après l’historien bisontin François Marcot, le passage clandestin de la ligne de démarcation et de la frontière suisse est « une des formes d’action dominante de la résistance en raison de la situation géostratégique de la Franche-Comté ».
Le Doubs et le Jura sont frontaliers de la Suisse, et le Jura le seul département français où la zone interdite est directement en contact avec la zone libre. L’historien ajoute : « Si les réseaux d’évasion empruntent depuis le nord-est de la France un cheminement essentiellement urbain, il en va tout autrement à proximité de la frontière ou de la ligne de démarcation. Dans les villages situés près de la ligne, les fugitifs de la zone nord trouvent des relais. Le long de la frontière, il est peu d’habitants qui n’aient, à un moment ou à un autre, accepté d’héberger, de ravitailler ou de « passer » eux-mêmes les candidats au franchissement de la ligne. On peut repérer tout un réseau de complicité où les tenanciers de cafés-restaurants, les cheminots et les postiers jouent le rôle de plaques tournantes orientant les fugitifs vers les passeurs professionnels et vers des paysans pour l’hébergement dans l’attente du passage. Cet engagement exprime surtout une très forte solidarité à l’égard de victimes placées dans une situation de détresse. »
Dans le Val-de-Morteau, Alain, sa tante Joséphine, Dora et David Chapochnik vont eux aussi bénéficier de la protection et de l’aide de tout un réseau d’agriculteurs et de passeurs qui orientent les réfugiés vers les fermes qui servent de point de ralliement.
Les anciens sentiers de la contrebande deviennent sentiers de la liberté ou de l’espoir.
Le lendemain, Agathe Chapatte téléphone à une compagnie de taxi pour les emmener au consulat polonais de Berne. En toute conscience des risques qu’elle prend, elle décide de protéger les réfugiés car elle craint qu’ils soient refoulés.
Le chauffeur de taxi, Fritz-Ulysse ZUTTER, qui doit assurer la course ne le peut pas et délègue le travail à son garagiste Robert Schmidlin. Celui-ci rejoint Berne en passant par les Ponts-de-Martel. S’il avait pris la route du Locle, le destin d’Alain aurait sans doute été différent.
Ainsi, vers 16 heures, le taxi est arrêté par une voiture militaire aux Ponts-de-Martel. Le chauffeur est interrogé, les passagers doivent présenter leurs papiers d’identité et le véhicule est fouillé.
Comme il s’agit de réfugiés, ils sont conduits au poste frontière et arrêtés par la douane allemande et finalement incarcérés à la maison d’arrêt de la Butte, à Besançon. Voir à ce propos la synthèse du CAIRN sur la gestion des réfugiés par la Suisse, notamment entre 1942 et 1944, avec l’accent sur l’importance du mois de juillet 1944 (note de l’éditeur SJ).
Schéma de la géographie des lieux, transmis par Mme Fivaz Silbermann
Le jeune couple et Joséphine-Marie partiront pour Drancy puis seront déportés à Auschwitz, dans le convoi 40, le 4 novembre 1942. Les trois adultes ne reviendront jamais de ce camp de la mort.
Alain, lui, sera placé à l’orphelinat de Saint-Hilaire-la-Varenne (près de Paris).
Leur destin est tragique ; les quatre passagers du taxi auraient pu être amenés à destination, mais ils se sont malheureusement trouvés au mauvais endroit au mauvais moment.
Malgré leur extrême dévouement et leur désir de les sauver, les Chapatte ont malheureusement échoué.
À la suite de l’arrestation, le chauffeur de taxi, le garagiste et Agathe seront arrêtés, puis libérés après leur interrogatoire par la police Suisse.
Le passage en Suisse imaginé et dessiné par les élèves de 3ème
Stehly Mathéo
La frontière: sur les traces d’Alain et de Joséphine, sa tante.
Le procès verbal de la gendarmerie Suisse.
Interrogatoire d’Agathe Chapatte
Dessins réalisés par: Combart Achille, Naveau Téa et Tisserand Justine.
3. La Varenne: la vie à l’orphelinat
Sur la commune de la Varenne est implanté un orphelinat de l’UGIF (Union Générale des Israélites de France) qui accueille les enfants juifs orphelins durant la seconde guerre mondiale.
Dans cet orphelinat se côtoient des enfants « libres » souvent placés par leurs parents, ou « abandonnés » pour de multiples raisons, et des enfants « bloqués » ou « isolés » qui sont internés par les Allemands et placés sous la responsabilité de l’UGIF.
Ces enfants dits « bloqués » ont souvent été arrêtés et sont passés par d’autres structures comme le camp de Drancy. Ils sont surveillés par la Gestapo et difficiles à faire « évader ». Ils peuvent être déportés à tout moment.
Nous avons eu la chance au cours de nos recherches d’avoir un entretien téléphonique avec Albert Szerman, seul survivant de cet orphelinat. En effet, ses problèmes de santé le jour de la rafle lui ont sauvé la vie. Dans son entretien, il a évoqué sa vie quotidienne à cette époque, et a raconté des anecdotes qui l’ont marqué.
Dans la lettre ci-dessous il explique qu’il n’a pas de souvenirs précis d’Alain, mais selon lui, ils ont dû jouer quelquefois ensemble et nous félicite pour notre investissement . Cette lettre nous a vraiment touchés.
Pendant la seconde guerre mondiale, la vie est très difficile pour la population privée de nombreuses ressources.
Les enfants de l’orphelinat, en plus de souffrir de l’absence de leurs parents et de leur famille, mènent une vie éprouvante compte tenu des persécutions, des privations. Par exemple, les menus sont répétitifs et la nourriture faible en calories et en vitamines pour des enfants en pleine croissance.
Cependant, au quotidien, les enfants dorment dans des lits avec des draps et des couvertures, confort qui n’est pas offert à tout le monde à cette époque. Heureusement le personnel de La Varenne est très aimant, et fait tout pour que les enfants soient au mieux. Les monitrices sont adorables et apprennent des chants aux enfants, jouent avec eux, et les emmènent même se promener. Notons cependant que les enfants ne sont pas scolarisés, ne savent ni lire ni écrire. C’est pourquoi Albert Szerman apprendra à lire à 9 ans après la fin de la guerre.
La Varenne dispose même d’une infirmerie, ce qui a pu soulager les enfants.
Pour conclure, La Varenne est un orphelinat dans lequel les enfants arrivent tout de même par moment à être heureux et trouvent un équilibre. Certains, très jeunes, n’ont plus de souvenirs de leurs parents, mais ils reçoivent beaucoup d’affection de leurs monitrices comme Roberte Caraco, Raphaëlle Chetblum et Olga Kahn.
Alain Jurkiewicz n’échappera malheureusement pas pour autant à cette rafle conduisant tout l’orphelinat à Auschwitz.
L’orphelinat imaginé et dessiné par les élèves de 3 e
4. Arrestation de l’orphelinat de la Varenne
En juillet 1944, le front de Normandie cède. Les alliés se rapprochent de Paris et les nazis multiplient les convois.
Quelques jours avant la rafle de La Varenne, des enfants quittent l’orphelinat de nuit avec des résistants, Alain n’en fait pas partie car il est « bloqué ».
Il a déjà été arrêté par la Gestapo et il ne peut pas quitter l’orphelinat.
Le soir du 23 juillet 1944, les enfants de 4 à 11 ans sont réveillés brutalement par des cris et des coups sur la porte de l’orphelinat. Les monitrices essaient de les calmer. Les enfants ont peur, ils ne veulent pas sortir comme le demandent les SS. Ceux-ci tirent sur la façade de l’orphelinat.
Albert Szerman, qui était alors âgé de 8 ans, est malade au moment des faits, et il assiste à la scène depuis la fenêtre de l’infirmerie : « L’orphelinat est cerné en pleine nuit et les SS ordonnent son évacuation, mais les enfants gagnés par la panique refusent de descendre. Alors les SS, pour montrer leur détermination tirent sur la façade à l’arme automatique (…) Dix-huit enfants terrorisés sortent de l’orphelinat. On les fait monter dans l’autobus, ainsi que cinq femmes membres du personnel. Cependant, l’une d’entre elle persuade les Allemands qu’elle n’est pas juive. On l’autorise à partir ».
Le personnel est déporté avec les enfants.
Dessin réalisé par Mougey Juliette.
Dessin réalisé par Duboz Noémie, Albert Szerman devant le mur criblé de balles au petit matin
Photographie: Orphelinat rue Saint-Hilaire à La Varenne. Date inconnue. Entre juin 1942 et juillet 1944.
Source: Groupe Saint-Maurien contre l’oubli. Les orphelins de La Varenne 1941-1944, Le Vieux Saint Maur Editeur, 1995, p.118
5. Drancy et la déportation: témoignages
Les enfants raflés à La Varenne et ceux des autres foyers sont conduits au camp de Drancy. Un interné, André Warlin, raconte dans son livre, l’Impossible Oubli, l’arrivée et le séjour des enfants :
« Par une nuit claire, étoilée, nous distinguons de loin le bruit des autobus qui se succèdent […] Nous ne voyons pas tout de suite les nouveaux arrivants. Mais bientôt, à notre effroi indescriptible, nous entendons les voix pétillantes et jacassantes de petits enfants tout seuls sans père ni mère. Il y en a de tout petits de deux ans qui traînent leur misérable balluchon. Ils pleurent. Ils n’ont pas eu le temps de s’habiller, on les a arrachés de leur lit, les bousculant. […]
On les parque dans les escaliers vides, improvisant des couches pour eux, les tassant à plusieurs dans les lits infestés de punaises. Le camp entier est en émoi. […]
Le lendemain, disciplinés, sages, ayant l’habitude d’obéir, de souffrir, ils vont tous en rang au réfectoire, tenant dans leurs petites mains des bols trop grands, et jouant avec leurs cuillères. Ceux de cinq ans s’occupent de ceux de trois ans. Du reste, ils sont mûrs et savent s’adapter. Ils connaissent la vie, la persécution, la souffrance. Ils ont été séparés de leurs parents. […] Ils savent qu’ils sont juifs, c’est même la seule chose qu’ils savent, ignorant souvent jusqu’à leur nom. Ils savent qu’ils sont en danger, ayant entendu parler depuis leur naissance des camps et de la déportation. Tout petits, ils ont l’instinct de la conservation comme de jeunes animaux. Ils essaient de fuir le danger. On en retrouve un dans la niche du chien. « Je veux être un chien, » dit-il, « puisque les chiens ne sont pas déportés. […]
Et un beau jour nous les voyons partir.
Les Alliés n’ont pas avancé assez vite. Le miracle ne s’est pas produit. »
Le 31 juillet 1944, Alain, ses camarades et monitrices sont déportés vers Auschwitz depuis Drancy. Ce voyage vers l’horreur, nous en connaissons quelques détails grâce aux témoignages des survivants. En voici deux :
«Le voyage est épouvantable, les détenus étant entassés dans des wagons à bestiaux. Suzanne se rappelle du manque d’air, de la soif, des difficultés pour les plus âgés, de la folie qui guette, de la paille par terre, des odeurs et de la promiscuité. Un simple pot et un drap servent de toilettes pour tout le wagon. Le train s’arrête par moment pour vider les tinettes et certains tentent d’en profiter pour s’échapper.
À l’arrivée à Auschwitz, l’attente dans le wagon est longue, plus de 3 heures sans sortir, à attendre que les wagons précédents se vident. Les portes s’ouvrent. C’est la nuit, les enfants crient, les mères aussi, les kapos hurlent et leurs terribles chiens aboient. Suzanne est pétrifiée, en sautant du wagon ses pieds se dérobent. Heureusement, son amie Jeanine et les autres la tirent et donnent du courage à leur camarade. Immédiatement, un médecin, le tristement connu Mengele, opère une «sélection» avec sa tige: à droite, ceux qui peuvent travailler; à gauche, les autres. Suzanne part à droite. Mengele lui tape sur l’épaule et lui dit, glaçant: « La prochaine fois ». Suzanne subit alors toutes les étapes de déshumanisation: déshabillage en commun dans le Sauna, tête rasée sous les menaces et tatouage (qu’elle se fera enlever à son retour en France). »
Suzanne Barman épouse Boukobza
«Le 31 juillet 1944, nous devons quitter le camp. On nous dirige vers une petite gare où des wagons à bestiaux nous attendent. On y entasse du ravitaillement, des seaux, des matelas, 48 gosses et 12 grandes personnes. Les wagons sont verrouillés, le convoi s’ébranle, nous étions 1300 personnes en route pour l’inconnu. Le soir quand il fallut coucher les enfants dans le noir, les cris commencèrent: impossible de dormir, il fait chaud, ils ont soif, l’air commence à manquer. Le soir même nous traversons le Rhin.
La troisième nuit… les enfants dormaient… le train s’arrête. Les Allemands hurlent «Schnell, Schnell Raus». Des hommes la tête rasée, les yeux hagards, tirent brutalement tout le monde sur le quai. Je m’adresse à l’un d’eux: « remonte dans le train, je ne peux te parler ici » … c’était un français. Et surtout, me dit-il, « ne prends pas de gosses dans tes bras ! » Mais pourquoi? « Tu comprendras d’ici quelques jours, les petits : ça va faire du savon » … Je vois une petite fille toute seule sur le quai, je n’ai pas le courage de la laisser, je la prends par la main. L’homme s’approche et dit d’une voix autoritaire « Tu n’as pas compris ce que je viens de te dire … ». Je laisse la petite au milieu d’un groupe d’enfants et avance seule. Il fait nuit noire, un barrage d’Allemands au milieu de la route, des projecteurs dirigés vers nous : « À droite », « À gauche », des hurlements de tous côtés. Je me trouve avec 170 personnes jeunes et valides, les autres montent dans les camions. Celles qui venaient d’être séparées d’un mari, d’un jeune enfant, pleurent. »
Denise Holstein
Conclusion
Alain Jurkiewicz fut vraisemblablement gazé dans la nuit du 4 au 5 août 1944 avec d’autres innocentes victimes de la barbarie et de la folie nazie.
Aujourd’hui, notre modeste contribution nous permet de lui rendre hommage et surtout de ne pas oublier, qu’il y près de 76 ans, des enfants étaient massacrés au nom d’une idéologie.
Nos recherches concernant la maman n’ont pas abouti et des interrogations subsistent : a-t-elle survécu au génocide sous un autre nom ? Pourquoi Alain était-il avec sa tante et non pas avec sa mère ?
Ce projet nous aura appris à faire des recherches approfondies, à travailler en équipe dans un projet commun. Nous devions à chaque étape démêler le vrai du faux et nous avons gagné en patience dans un véritable travail de recherche, difficile et passionnant.
Aujourd’hui, Alain est entré et restera dans nos vies de collégiens, lui et ses camarades de l’orphelinat.
Jamais nous ne devons oublier.
Nous tenons à remercier les personnes qui nous ont aidés durant nos recherches : M. Stéphane Amelineau, professeur documentaliste à Château Thierry et ami de M. Albert Szerman, unique survivant de l’orphelinat de La Varenne, Mme Micheline Gutmann de l’association Genami, Mme Ruth Fivaz-Silbermann auteure de la thèse La fuite en Suisse : migrations, stratégies, fuite, accueil, refoulement et destin des réfugiés juifs venus de France durant la Seconde Guerre mondiale.
Bibliographie
FIVAZ-SILBERMANN RUTH, La fuite en Suisse. Migrations, stratégies, fuite, accueil, refoulement et destin des réfugiés juifs venus de France durant la Seconde Guerre mondiale, Thèse de doctorat Université de Genève, 2017
GROUPE SAINT-MAURINE CONTRE L’OUBLI, Les orphelins de la Varenne 1941-1944, L’Harmattan, 2004
MARCOT FRANCOIS, La résistance dans le Jura/ La Franche-Comté sous l’occupation, Cêtre, 1992
MARCOT FRANCOIS, Résistance et population( 1940-1944), Université de Franche-Comté, 1994
VUILLET BERNARD, Le Val de Morteau sous l’occupation, Archives et témoignages, 2005
Contributeur(s)
9 élèves de 3e 1 : Beckert Enzo, Boucher Alexandre, Guillot Maël, Jeandenand Léola, Kurt Meltem, Lenoble Manon, Loriod Gratianne, Morel Quentin et Vuillemin Lydie.
Pour les dessins toutes les classes de 3e du collège Edgar Faure de Valdahon, sous la direction de leurs professeurs d’histoire et d’anglais, M. Dupré et Mme Falempe.
Chers enseignants et élèves, nous avons reçu un message de Belgique, de la part d’une chercheuse faisant des recherches sur les monuments funéraires. Kathleen LEYS nous indique :
Le site mentionne ‘Malgré toutes nos recherches le destin de la maman d’Alain, Ruchla reste encore une énigme pour nous. On peut penser aussi qu’elle était cachée en 1942, dès le début de la grande déportation, comme des milliers de juifs en Belgique.’
Je pense que la mère d’Alain est enterrée – ou a un monument funéraire – à Dilbeek (voir photo). Prénom: Lea. Grand-mère: Rachla (Gutermann)???
Je continue mes recherches afin d’écrire un texte autour de cette histoire (en néerlandais) et j’espère que ces informations pourront vous aider à combler les éléments manquants.