Roland FLACSU
déporté à Auschwitz, Häftling n. B3753.
Extrait du blog de son fils, Pierre-Gilles, page consacrée à « Mes histoires familiales > Les Flacsu venus de Roumanie > Roland Flacsu déporté à Auschwitz ». Nous le remercions pour l’autorisation de reproduction. La consultation directe sur le site est encouragée car elle regorge d’histoires intéressantes.
Roland Flacsu était mon père.
Il me semble que lorsque j’étais enfant Auschwitz était omniprésent à travers des réflexions sur le quotidien. Les repas, en particulier, étaient des moments pendant lesquels il y avait souvent un rappel à l’histoire.
Mais par contre mon père ne m’a jamais raconté ni son arrestation, ni la suite de son calvaire.
Il me faut rechercher dans des archives, enquêter, confronter les documents, chercher des témoins, comme s’il s’agissait de quelqu’un que je n’avais pas connu.
En 1939 il est mobilisé ; maréchal des logis, il est radio dans son régiment (13e BLM) et lors de la débâcle de l’armée française il est fait prisonnier (avec tout son régiment) à Châteaugiron (près de Rennes) le 18 juin 1940.
Il semble que ces soldats ont livré de nombreux combats contre l’avancée irrésistible des « panzer » allemands des Ardennes jusqu’en Bretagne.
Il est prisonnier de guerre à Mayenne, puis il parvient à s’enfuir du « Frontstalag 132 » assez rapidement. Il rentre à Lyon et il est « démobilisé » formellement le 12 décembre 1940.
Il me semble l’avoir entendu raconter qu’avec des copains ils s’étaient déguisés en infirmiers de la Croix rouge pour sortir de ce Stalag.
Il rejoint sa famille à Lyon et reprend son travail.
Il habite 27 rue de Créqui avec sa femme, Rose, leur fille Arlette.
Les Flacsu louent un appartement au 4e étage dans cet immeuble très récent (construit en 1937).
Les parents de Rose, Clotilde Jacob (née Alexandre) et Jacques Jacob habitent avec eux depuis septembre 1939.
Jacques Jacob est aveugle.
Boîte à lettres pour un réseau de Résistance
Pendant l’Occupation, il va servir de « boîte à lettres » pour Madame Levesque (Henriette Masquelier) du réseau « Vic Alexandre » (réseau Buckmaster, réseau créé et dirigé par les anglais pour des opérations de renseignement, d’évasion…) du début 1943 au début 1944, époque à laquelle Henriette Masquelier a été arrêtée. Elle a été déportée à Ravensbrück. Le rôle de Roland se limitait à recevoir des documents ou des paquets d’inconnus et à les remettre ensuite à Henriette Masquelier.
Mme Masquelier-Levesque confirme à la police…. (document BAVCC Caen)
Le magasin « Raoul » (une enseigne importante alors) qu’il dirige est installé au 52 de la rue de la République en plein centre de Lyon. C’est un endroit idéal pour des contacts discrets dans la foule des passants. Quant à Madame Masquelier, son domicile se trouve 129 rue de Créqui, Roland habite au n° 27 de la même rue.
L’arrestation le 20 juin 1944
Roland sera arrêté par la Gestapo le 20 juin 1944 avec sa famille (Arlette, Rose Jacob et ses parents). Il a été emprisonné et torturé à Montluc (du 20 au 30 juin), puis transféré à Drancy où il est détenu tout le mois de juillet.
PV d’audition de Roland résumant les faits en 1950 (Archives BAVCC, Caen)
La prison du fort Montluc
A la prison de Montluc, Roland aurait été interné dans la « baraque », c’est à dire dans la cour d’après les informations de Bruno Permezel (Association des rescapés de Montluc).
La Baraque aux juifs dans la cour de la prison Montluc (photo communiquée par Jean Baruch)
Je crois avoir entendu Roland parler de torture à Montluc, et avoir lu que c’était exécuté systématiquement.
Pendant ces journées Arlette est séparée de ses parents (voir la page suivante).
Ils sont ensuite transférés à Drancy le 1er juillet.
Drancy, camp gardé par des Français
La fiche n° 24755 / 6224 établie à l’arrivée à Drancy mentionne qu’il portait 11.085 Francs, une chevalière en or, une bague en or et une épingle à cravate.
« Reçu » établi à l’arrivée à Drancy (Mémorial de la Shoah, Paris)
Roland, Rose, Arlette, Clotilde et Jacques Jacob vont rester tout le mois de juillet à Drancy.
Déportés à Auschwitz par le convoi 77
Puis de Drancy ils sont déportés à Auschwitz le 31 juillet 44 (convoi 77). Arlette, sa mère Rose Jacob (enceinte) et les parents de Rose n’ont pas été « sélectionnés » pour le travail et ont donc été gazés (le 4 août 44).
Fiche aux archives du camp à Auschwitz
La volonté de venger un jour la mort d’Arlette semble être un des ressorts essentiels de l’énergie qu’il a trouvée pour survivre.
PV d’audition de Roland au sujet de Rose, d’Arlette et de M. et Mme Jacob (BAVCC, Caen)
Le convoi 77 a emporté 1 300 déportés depuis Drancy ; 726 ont été gazés à l’arrivée; sur les 574 personnes qui sont entrées au camp, il n’y avait en 1945 plus que 209 survivants.
La « sélection » à la descente du train à Auschwitz
Roland a été sélectionné, tatoué (B3753), et il va survivre.
Plusieurs de ses camarades d’Auschwitz ont apporté leurs témoignages après-guerre, le Docteur Isidore (ou Isic) Fischer qui a été avec Roland à Montluc puis pendant un mois à Drancy et enfin à Auschwitz jusqu’à ce qu’il soit transféré au camp de Stutthoff en Prusse orientale (octobre 44), Claude Haguenauer (chez qui je me souviens que mon père passait parfois lorsque j’étais très jeune), Gérard Klebinder, ….
Peu de temps avant l’évacuation du camp et la « marche de la mort » (évacuation du camp en janvier 45), il est blessé au travail (il a le genou écrasé par un wagonnet qu’il tirait).
Cet accident a été évoqué par un des camarades de Roland; Alex Mayer qui a rédigé un récit de sa déportation dans les jours qui ont immédiatement suivis la libération du camp, récit qui a été publié (Auschwitz, le 16 mars 1945, édition Le Manuscrit), page 75, il écrit : « Le même infect personnage (il s’agit d’un Kapo polonais) fut la cause d’un accident qui provoqua la mort de l’un d’entre nous et faillit tuer un de mes bons camarades : nous devions manœuvrer une lourde remorque automobile. Il ne joignit pas ses efforts aux nôtres pour la retenir en descendant une côte et Roland F. passa sous une roue. Il devait s’en sortir par miracle tandis que X, le ventre broyé, mourait après deux jours d’atroces souffrances… »
Roland est alors transporté à l’infirmerie du camp et soigné.
Il racontera plus tard l’absurdité d’un camp d’extermination où les blessés sont soignés (apparemment bien, par des médecins qui sont eux aussi des déportés juifs). Son « hospitalisation » à l’infirmerie, lui épargnera la marche d’évacuation qui fut fatale à la majorité des déportés qui ont du y participer.
Un de ses camarades de déportation, Klebinder, me dira que lui aussi a eu la vie sauve en étant caché à l’infirmerie par Roland sous sa paillasse.
Ci-dessus : liste de 90 détenus au block « infirmerie » établie le 18 janvier 1845 ; Roland est le n° 3 (document ITS à Bad Arolsen n° 506695), Alex Mayer est le numéro 14.
Le 27 janvier 1945, lors de l’arrivée de l’armée rouge, ils sont libérés. Il y a environ 7.000 déportés qui sont là, laissés « inaptes à la marche ».
Ci-dessous, liste d’anciens détenus d’Auschwitz portant sur l’état de santé et les maladies résultant de la détention avec le diagnostic, concernant Roland, le 4e de cette page : « contusio et vulnero reg. genu utriusque » ; liste établie après l’arrivée des troupes soviétiques (document ITS à Bad Arolsen n° 534700).
J’ignore combien de temps ils sont encore restés à Auschwitz après l’arrivée des troupes soviétiques. Sur la fiche fournie par les archives du camp reproduite plus haut figure une date, le 2 mai 1945. J’ignore ce qu’elle signifie.
Lui et d’autres ont été remis sur pied pendant ces semaines. D’autres sont morts à ce moment-là, trop affaiblis pour récupérer. Je me souviens que mon père a raconté que des Russes leur avaient donné du caviar dans des grands seaux de fer ; des déportés affamés s’étaient précipités dessus. Mais cette nourriture de choix étaient beaucoup trop grasse pour que leurs organismes ravagés puissent l’assimiler. Il disait que des copains en étaient morts. Même quand sa situation matérielle s’est ensuite beaucoup améliorée et qu’il s’est mis à apprécier la nourriture raffinée, il ne voulut jamais manger de caviar.
Il va passer des semaines à travers l’Europe centrale en uniforme soviétique, avec un rôle de coiffeur, allant d’Auschwitz à Bucarest, puis à Odessa où il embarqua sur un bateau anglais qui, après une halte à Alexandrie, les ramènera à Marseille.
Primo Levi a raconté dans un roman-récit, La Trêve l’errance des survivants italiens, dont il était, à travers les territoires récemment libérés par les armées soviétiques.
Il y a des différences avec ce qu’a du vivre Roland ; en effet, les soviétiques regroupaient par nationalité les personnes qu’ils trouvaient en libérant les territoires reconquis sur les nazis.
Les Italiens qui étaient pour certains des déportés ou des prisonniers, pour d’autres des combattants des armées de l’Italie fasciste, n’avaient pas le même traitement que les Français qui étaient considérés comme des « partisans »…
Le retour
Il arrive en France le 7 juillet 1945.
Il va passer à Paris ; sa cousine Pierrette se souvient de son arrivée cité Magenta.
De retour à Lyon en juillet 1945 – un peu plus d’un an après son arrestation – il récupérera son emploi, son appartement rue de Créqui et une partie des meubles et objets qui avaient été accaparés tout cela donnant matière à des récits assez épiques.
Les employés du magasin avaient partagé entre eux ses objets personnels (il mentionnera en particulier un stylo auquel il était particulièrement attaché et que j’ai donné plus tard à Alexandra).
Son appartement rue de Créqui avait été réquisitionné et attribué à un fonctionnaire de la Préfecture qui ne voulait pas le laisser ; un article d’un camarade dans un journal permettra de régler rapidement le problème.
Quant à ses meubles, une voisine avait suivi en vélo et identifié le brocanteur qui en avait pris possession après son arrestation ; il nous a raconté qu’il s’était rendu à l’entrepôt de ce « commerçant » qui voulait bien lui vendre ses propres meubles et objets ; il récupéra le tout en le menaçant d’un revolver !
Sa carte de déporté politique établie en 1953 mentionne au dos qu’il a reçu 60.000 francs le 30 juillet 1953
Des éléments nouveaux…
Malheureusement la plupart de ceux qui auraient pu m’apprendre des choses ont disparu.
Je me souviens bien de Gérard Klebinder et de sa femme qui a été un témoin important lors du procès de Barbie, cherchant Claude Haguenauer, j’ai pu faire la connaissance de sa fille Evelyne Haguenauer, elle connait à propos d’Auschwitz un peu les même choses que moi….
Mais les hasards des recherches apportent parfois des surprises.
Il y avait un témoin de l’arrestation des Flacsu.
Georges Boiron avait assisté à l’arrestation (BAVCC, Caen)
Odette Alexandre dépose une plainte :
Le 9 octobre 1944, Odette Alexandre se présente au Commissariat de police des Brotteaux. Elle a 18 ans. Elle est la fille d’Achille Alexandre et d’Alice Israël. Ils habitent également rue de Créqui au n° 41. Son père Achille Alexandre était le frère de Clotilde Alexandre et donc l’oncle de Rose. Achille Alexandre a été arrêté et déporté à Auschwitz par le convoi 78 parti de Lyon le 11 août 44 avec Claude son plus jeune fils âgé seulement de 20 mois.
Au Commissaire de police, Odette Alexandre déclare que ses cousins ont été arrêtés et déportés en Allemagne fin juin dernier, que le 20 août, une voisine Madame Boiron a vu déménager le mobilier, qu’elle a suivi à bicyclette les voitures de déménagement qui se sont rendu à l’entrepôt d’un marchand de meubles… Elle indique que Madame Boiron a téléphoné au commerçant pour lui indiquer que les meubles en questions appartenaient à des israélites arrêtés par la police allemande et l’a mis en garde sur la conduite qu’il avait à tenir.
Odette Alexandre donne ensuite une description rapide du mobilier.
La police enquête :
Suite à la plainte d’Odette Alexandre, le Commissaire de police Redt a convoqué et entendu Monsieur Raymond Rançon, marchand de meubles, lequel a indiqué avoir acheté les meubles en question le 21 août à une demoiselle Coindat Yvonne qui lui a déclaré être chez elle et a présenté une carte d’identité n° 2670. Le prix fixé a été de 60.000 francs payés en espèces à l’enlèvement, la demoiselle Coindat ayant refusé le payement par chèque.
Monsieur Rançon confirme que trois ou quatre jours après il a reçu un coup de téléphone d’une dame qui n’a pas voulu se nommer et qui le prévenait que le dit mobilier appartenait à des israélites arrêtés par les Allemands.
Il ajoute qu’il a aussitôt bloqué la totalité de ce mobilier dont il a dressé aujourd’hui un inventaire en présence de Mademoiselle Alexandre et de l’Inspecteur chef Jouvenel de votre service….
Le 16 octobre 1944, l’Inspecteur de police Gaston Darribau communique son rapport qui indique que fin juin la nommée Coindat Yvonne Maria…. vint habiter au 27 rue de Créqui sous le nom de Leroyer. Elle occupa au 4e étage sans fournir aucune explication au régisseur ni au concierge l’appartement d’une famille israélite arrêtée quelques jours auparavant par la police allemande. Quelques jours après deux hommes, l’un Allemand répondant au nom de Frank et l’autre Français prénommé Paul vinrent également habiter dans l’appartement. Ils sont restés jusqu’au 21 août 1944 date à laquelle la nommée Coindat fit déménager tout le mobilier qui appartenait à la famille Flacsu, et disparut…
Les recherches effectuées dans l’agglomération lyonnaise pour découvrir Coindat Yvonne sont demeurées infructueuses.
A toutes fins utiles, ci-joint une photographie de l’intéressée que la concierge et d’autres voisins ont formellement reconnue comme étant la locataire du 27 rue de Créqui. Cette photo a été trouvée dans le tiroir d’un des meubles vendus par Coindat Yvonne à Monsieur Rançon….
Le 14 octobre 1944, l’Inspecteur de police Gaston Daribeau avait entendu Monsieur Joseph Seveleder, concierge 27 rue de Créqui qui avait précisé que dans le courant du mois de juin 1944, à la suite de l’arrestation par la Gestapo de la famille Flacsu et Jacob composée de cinq personnes, une demoiselle disant se nommer Leroyer est venue s’installer dans l’appartement meublé situé au 4e étage de l’immeuble…. Je dois préciser qu’elle s’est introduite dans cet appartement sans l’autorisation du régisseur du fait qu’elle possédait les clés….
La police a poursuivi son travail, Yvonne Coindat a été arrêtée.
Elle a été poursuivie par la justice en 1945-1946. Un procès a eu lieu, un dossier d’instruction été constitué, des témoignages recueillis.
La Cour de Justice de Lyon l’a condamnée le 5 février 1946 à 3 ans de prison pour trahison….
puis elle aurait été graciée…
Je n’ai pu prendre connaissance que de quelques pièces du dossier ; il reste des questions auxquelles ces pièces ne permettent pas de répondre :
Yvonne Maria Coindat s’est installée dans l’appartement de mon père et de sa famille quelques jours après leur arrestation qui a eu lieu le 20 juin 1944 ; elle disposait des clés sans les avoirs obtenus du concierge ou du régisseur.
Sait-on quand exactement elle est entrée dans les lieux ?
Comment avait-elle eues les clés ?
Elle ou ses amis avaient-ils participé à l’arrestation ?
Mon père – qui est revenu seul d’Auschwitz – est arrivé à Lyon en juillet 1945. Il a après quelques péripéties, repris l’appartement, les meubles, la vaisselle…
A-t-il été entendu dans le cadre de la procédure engagée contre Yvonne Coindat, pendant l’instruction et/ou au moment où l’affaire est venue devant la Cour de justice ?
Odette Alexandre, la cousine germaine de Rose Jacob-Flacsu dont la plainte est à l’origine de la procédure, a-t-elle été amenée à intervenir à nouveau dans l’affaire ?
Le déclenchement de l’opération de police ayant entraîné l’arrestation de mon père et de sa famille, et consécutivement la mort de quatre personnes à Auschwitz (Arlette Flacsu, Rose Jacob, Jacques Jacob et Clotilde Alexandre) semble avoir pour seul motif le désir d’accaparer le logement (denrée rare à cette époque) du 27 rue de Créqui… Mon père dans les témoignages conservés par ailleurs explique que l’on lui a reproché de faire de la propagande anti-allemande, mais déclarait-il « je me suis rendu compte que la Gestapo n’était pas au courant de mon activité contre les forces d’occupation… ». Le dossier judiciaire permet peut-être de comprendre ce qu’il en a été….
Quelques notes
J’ai indiqué au début de cette page que j’avais le souvenir d’une présence presque quotidienne d’Auschwitz pendant mon enfance.
Il ne s’agissait pas de cours d’histoire ni même de rappel de la souffrance ou des morts mais de très petites choses que d’autres pourraient trouver banales, un peu obsessionnelles…
Par exemple lors des repas, mon père partageait la nourriture, le pain ou un pâté, un tarte,…. Les parts étaient toujours rigoureusement égales. J’ai entendu un nombre incalculable de fois l’explication : au camp lorsqu’il y avait une boule de pain pour six, huit ou dix détenus, la règle était que l’un coupait les parts et que c’était celui qui avait fait les portions qui se servait en dernier ; il était donc sûr que s’il avait fait des parts inégales il se retrouverait avec la plus petite. La survie imposait d’être strictement précis ! Soixante-dix ans après que cette manière de procéder m’a été inoculée et j’ai les plus grandes difficultés à faire autrement.
La sélection à l’arrivée des convois à Auschwitz.
Anne-Lise Stern, dans « le savoir-déporté » (édition du Seuil, pages 72-74) raconte son arrivée à Auschwitz en avril 1944 :
… Avant d’avoir le temps de souffler ni de réfléchir, mon amie et moi nous vîmes poussées sur la gauche, son mari disparut sur la droite. Il y avait là une grosse brute en uniforme SS, à l’aspect terrifiant, une cravache à la main. Il y avait également un beau jeune homme, assez jeune, qui dirigea poliment vers des camions les femmes qui portaient ou étaient accompagnées de jeunes enfants. Lorsqu’il y avait une grand-mère, il donnait les enfants à la grand-mère et disait à la mère : « Vous, vous pouvez marcher. » Mais si la mère insistait beaucoup, il disait: « Bon, allez-y ». Il demanda également à tous ceux qui étaient fatigués ou malades d’aller vers le camion. Le chemin à pied serait encore assez long. Aux hommes et aux femmes mûrs, il demandait l’âge : au-dessus d’une certaine limite, quarante-cinq ou cinquante pour les femmes, cinquante ou cinquante-cinq, je crois, pour les hommes, ils avaient droit, d’office, à aller en camion. Certains firent partie d’un groupe ou de l’autre par pur hasard. Une femme était accompagnée de deux filles, l’une de dix-neuf ans, l’autre de vingt-cinq ans. On dirigea vers le camion la mère. L’aînée des filles insista pour l’accompagner. Un SS bonhomme lui dit : « Comme tu veux ». Puis un autre arriva, lui dit : « Tu es bien jeune, reste donc plutôt avec ta sœur ».
Certaines parmi les jeunes, vannées, avaient bien envie d’aller en camion, mais nous n’étions pas très certaines que ces camions nous rejoindraient vraiment au camp. Nous supposions qu’ils allaient vers un camp de vieillards et d’enfants où la vie serait bien dure pour les jeunes susceptibles de travailler qui s’y trouveraient. C’est pour cela que, lorsque le bel homme – qui paraissait être le chef – demanda s’il y avait des médecins, des pharmaciennes ou des étudiantes en médecine parmi nous, aucune ne se nomma, craignant d’être affectée à ce convoi de vieillards et d’enfants. Rapidement, on nous mit en rangs par cinq, nous ordonnant de nous donner le bras parce que le chemin serait mauvais. Puis notre colonne s’ébranla. Mon amie envoya un timide signe de la main à son mari qui dépassait de la tête la colonne des hommes, en attente sur la droite.
Nous ne devions jamais revoir aucun ni aucune de ceux qui avaient eu la faveur d’aller en camion…
Tout cela s’était passé avec autant de calme que de tranquillité. Les SS nous parurent bien polis et bien paisibles au contraire des rayés hurlants qui avaient envahi les wagons tout d’abord. Pendant que l’on nous rangeait, ils descendaient les bagages et se faisaient houspiller parce que cela n’allait pas assez vite.
Jamais nous ne nous serions doutées – alors – que nous venions d’échapper à une mort horrible et toute proche. ….