Lajbus MANOWICZ
Biographie établie par Alice Duchesnes, M1 Archives 2017-2018, sous la direction de Madame la Professeure Marie-Anne MATARD-BONUCCI, Université Paris 8, Vincennes-St Denis
Photo ci-contre extraite du récépissé de sa demande de CNI en 1927.
L’orthographe des noms et prénoms de Lajbus Manowicz, retenue sous cette forme pour cette biographie, est le reflet de son rapport à l’administration française, et donc des traces qu’il aura laissées dans les archives.
La vie de Lajbus est profondément liée à celles de ses proches et ne peut s’écrire sans eux : Sarah sa femme, Henri et Joseph, leurs deux fils avec lesquels ils ont été déportés, ainsi qu’Isidore, premier fils mort en 1938.
Lajbus Manowicz, né le 7 juin 1897 à Strycow en Pologne d’Elie Manowicz (1870 – ?) et Rachel Blimbaum (1868 – ?), arrive en France en mars 1920, en compagnie de Sarah Pytel, née le 27 août 1897 de Schème Pythel et Anne Esther Koutas, également à Strycow, et le 10 novembre de cette même année naît leur premier fils, Isidore Isaac[1].
Le parcours du couple avant 1920, de nationalité russe lorsqu’ils arrivent en France[2], reste très flou : suite à un malentendu au consulat de Russie le 24 mars 1920 lors d’une demande de pièce d’identité, il est déclaré que Lajbus fut prisonnier de guerre en 1916 et durant deux ans à Kehl en Allemagne à titre civil. Il s’avérera que cela est faux, mais on peut alors supposer que Lajbus est passé par l’Allemagne avant d’arriver en France, ce qui expliquerait en partie l’origine de ce malentendu[3].
Le 10 avril 1920, à peine un mois après son arrivée à Paris, la Préfecture de Paris demande à Lajbus (qui s’appelle alors Leibocesh) de quitter le territoire français pour Bruxelles. Durant près d’un an et demi, il disparait des radars de la police, habitant rue Jouy avec Sarah et Isidore, et travaillant pour le tailleur Wakermannn (rue du Faubourg saint Martin). Le 2 mars 1921, il est signalé par le service des Garnis, et les autorités lui demandent une nouvelle fois de quitter la France. Cette fois-ci, il dit s’être rendu comme prévu à la frontière belge le 19 mars, dépourvu de passeport, déclare avoir été refoulé et revient à Paris : il a quatre jours pour se procurer un passeport et quitter le territoire. Il se cache une nouvelle fois dans un garni situé rue Laghouat et modifie son prénom en Labisch, se présente comme mécanicien né le 27 février 1897, mais il est découvert le 22 mars. Le 18 avril, il se rend à la Préfecture et déclare s’être adressé au consulat de Pologne dans le but d’obtenir des passeports, mais n’ayant pas son acte de naissance, indispensable pour que cette procédure soit gratuite. En effet, la somme de 720 francs semble exorbitante pour un couple aux revenus modestes en charge d’un enfant de 5 mois. Il demande un délai de 8 semaines. Il est fort probable que ce jeu du chat et de la souris avec la police était une tentative pour rester avec sa compagne et son fils et ne pas partir seul. [4]
Le nom est modifié de Leibocesh, à Leibousk, puis Labisch, façon d’éviter l’expulsion. De là découlera le prénom utilisé couramment par les services administratifs pendant plus de vingt ans : Lajbus (ou Labjus lorsque les agents se trompaient d’orthographe).
On ne connait pas exactement les détails des mois qui suivent, mais le 4 juillet 1921, Lajbus et Sarah déclarent, pour la première fois, habiter à Paris. Le couple se marie le 13 juillet 1925 dans la mairie du 18ème arrondissement de Paris[5] et certifie vivre depuis plus de deux ans impasse Letort. Quelques mois plus tard, le 19 janvier 1926 nait Henri, suivi, quelques années après, le 29 novembre 1934, de Joseph.
Dans un rapport de décembre 1929, la Préfecture estime enfin qu’au vu des « renseignements recueillis et de sa situation de famille », Lajbus et son épouse peuvent être naturalisés, ce qui arrivera le 2 mai suivant[6].
Le 17 décembre 1938, Isidore est déclaré mort, nous n’en connaissons pas les raisons[7].
Du 14 au 23 septembre 1939, Lajbus est mobilisé dans le 29ème régiment d’infanterie[8].
Le 14 mai 1941, le Commissariat Général aux Questions Juives, dans un rapport sur l’« entreprise israélite » décrète la « liquidation immédiate, sans délais »[9] du commerce de Lajbus, jugé « sans intérêt économique »[10] : un stand de marché au 134 rue Michelet à Saint-Ouen, où il vendait des vêtements pour hommes. Cette aryanisation est menée par un administrateur provisoire, Mr Schuttler, qui revendra l’emplacement et les marchandises restantes à Nestor Grolleau, « aryen » français, certifié « sans parenté avec l’israélite »[11] le 12 aout 1941.
Après la liquidation de son commerce, Lajbus travaille à domicile, 102 rue Doudeauville dans le 18ème arrondissement, comme tailleur pour la maison Fagenbaum.[12]
En 1943, une enquête est ouverte pour savoir si les Manowicz peuvent garder leur nationalité française, ou s’ils doivent être dénaturalisés : le 5 octobre, un rapport de la Préfecture de Police de Paris décide de maintenir leur naturalisation[13].
Le 23 juillet 1944, ils sont tous les quatre, Lajbus, Sarah, Henri et Joseph, arrêtés et internés dans le camp de Drancy, jusqu’au 31 juillet, et sont déportés avec le convoi 77, aucun n’en reviendra.
A leur arrivée à Auschwitz, Lajbus et Joseph sont directement envoyés aux chambres à gaz[14],. Quant à Sarah, elle entre dans le camp, avec Henri, qui sera déplacé à Stutthof (le 28 octobre) puis à Hailflingen en novembre. Il est déclaré mort le 29 décembre 1944, d’une supposée faiblesse au cœur et aurait été incinéré dans le crématoire du cimetière de Reutlingen[15].
Leurs noms sont aujourd’hui écrits sur le Mur des Noms du Mémorial de la Shoah, aux côtés de Laybus Manowiecz, probablement un cousin de Lajbus, avec lequel il est souvent confondu (en effet, Laybus est également tailleur et né à Strycow)[16]. Probablement à cause de ce cousin, le prénom de Lajbus est régulièrement transformé en Laybus, jusqu’à être complètement francisé dans son dossier au ministère aux anciens combattants, en Léon.
En 1948, Moszek (dit Maurice) Bocian qui se déclare être le cousin germain de Lajbus, entame une procédure pour que lui et sa famille soient reconnus comme « non-rentrés » pour enfin établir leurs actes de décès[17]. Il fait également une demande de restitution des biens spoliés, pour récupérer les marchandises ainsi que le commerce possédés par Lajbus[18]. Moszek Bocian, grâce à son avocat, Mr Fischgrung, parvient à récupérer les marchandises spoliées à Lajbus, le local ne lui est pas rendu, mais il touchera 1000 francs par mois pour sa location.
Aujourd’hui on peut retrouver leurs actes de décès dans le registre du 18ème arrondissement de Paris de juillet 1944 au 21 aout 1944[19] , aux numéros 3404 bis (Joseph), 3405 bis (Henri), 3406 bis (Lajbus) et 3407 bis (Sarah) : leurs noms ayant été rajoutés en 1949, ils sont manuscrits, dans la marge, et sont des « bis » : comme tous les déportés du convoi 77, ils n’ont pas de vraie place dans les registres, et sont « décédé[s] à Drancy le 31 juillet 1944 ».
[1] Rapport des Renseignements Généraux de la section des étrangers, du 10 juin 1943, dossier Ia135 n°16812 de la Préfecture de Police de Paris
[2] La Pologne est divisée de 1772 à 1918 entre l’Empire russe, la Prusse et l’Autriche, Strycow se situant dans la partie russe depuis 1795. En 1920, la Pologne vient de retrouver son indépendance (juin 1919, petit traité de Versailles) et demeure dans un rapport conflictuel avec la Russie, puisque la guerre soviéto-polonaise débute peu après (1919-1921). Après les invasions allemandes, slovaques puis russes en 1939, le pays est de nouveau partagé. Ainsi, Lajbus et Sarah sont nés en territoire russe, redevenu polonais puis russe une nouvelle fois, ce qui explique certaines difficultés administratives à venir.
[3] Certificat du consulat de Russie, 24 mars 1920, dossier Ia135, Ibid.
[4] Douzaine de rapports de la Préfecture de Police, entre le 10 avril 1920 et mai 1921, dossier Ia135, Ibid.
[5] Acte n°2212, registre 18M542, Etat civil, Archives de Paris
[6] Dossier Ia135, Ibid.
[7] Acte n°4903, registre 18D374, Etat civil, Archives de Paris
[8] Rapport des Renseignements Généraux de la section des étrangers, du 10 juin 1943, dossier Ia135, arch.cit.k
[9] 48ème diapositive, rapport du 14 mai 1941, de MIC/AJ/38/891, Archives Nationales
[10] 21ème diapositive, rapport du 18 novembre 1942 du Commissariat Général aux Questions Juives, de MIC/AJ/38/891, Ibid.
[11] 34ème diapositive de MIC/AJ/38/891, Ibid.
[12] Rapport des renseignements généraux du 10 juin 1943, « ancien commerçant en confection pour hommes, 136 avenue Michelet à Saint Ouen, l’intéressé travaille chez lui depuis près d’un an, en qualité de tailleur pour la maison Fagenbaum », dossier Ia135, arch.cit.
[13] Dossier Ia135, Ibid.
[14] Ils n’entrent pas dans le camp, et n’ont donc pas de numéro de matricule
[15] Archives de Bad Arolsen
[16] Dossier FRAN107_F_9_5714_190879_L, archives du Mémorial de la Shoah
[17] Dossiers 63.873, 63.874, 63.875 et 63.876, Archives du Service Historique de la Défense, Caen
[18] Actes n°12098 registre 1994W7 et n°8172 registre 47W74, Ordonnance de restitution des biens spoliés, Archives de Paris
[19] Registre 18D397, Etat civil, Archives de Paris