Jim ANKAR
Ci-contre : « Jim Ankar »
Source : Memorial de la Shoah
Biographie écrite à la manière d’une enquête historique par les élèves du collège d’Ayguesvives (31450)
Introduction
Nous sommes 38 élèves de deux classes de 3è du collège Jean-Paul Laurens d’Ayguesvives (31450).
Nous avons côtoyé Jim Ankar grâce au projet européen de l’association Convoi 77 qui a pour but de faire rédiger la biographie d’un déporté du dernier convoi parti le 31 juillet 1944 du camp de Drancy pour le centre de mise à mort d’Auschwitz, situé dans la Pologne occupée par les nazis. Notre mission a donc été de retrouver le passé de cet homme à travers une véritable enquête historique.
Chaque semaine, Jim est devenu pour nous une sorte de compagnon de route que nous retrouvions tous les vendredis. Lors de notre atelier hebdomadaire du « Convoi 77 », encadrés par nos professeures documentaliste et d’Histoire-Géographie, nous sommes partis sur ses traces, nous avons appris à décoder son parcours, nous avons suivi ses pas à travers la Pologne, la Belgique, la France et l’Ukraine. Nous l’avons « amadoué » à travers des documents historiques très variés qui nous ont permis de retracer un moment de sa vie.
Notre enquête biographique
Nous avons tout d’abord rencontré Jim par le biais de quatre documents fournis par l’association Convoi 77 émanant du Mémorial de la Shoah.
Le premier document est une photographie de la dalle du Mur des Noms du Mémorial de la Shoah : le nom de « Jun Ankar » y figure avec son année de sa naissance : 1910 :
Inscription sur le Mur des Noms où figure le nom de Jun Ankar et sa date de naissance (1910)
à l’emplacement de la dalle n° 2, colonne n° 1, rangée n° 2
Source : Mémorial de la Shoah, Paris (1944-2-BD)
Le second document qui nous a été fourni est un extrait de la liste du Convoi 77 parti du camp de Drancy le 31 juillet 1944.
Carte du trajet du Convoi 77 à travers l’Europe
Source : https://deportation.yadvashem.org/index.html?language=en&itemId=5092649
En cette fin juillet 1944, la situation est particulièrement instable à Paris. Les alliés, qui ont débarqué depuis le 6 juin, progressent vers Paris. Le 20 juillet, un attentat contre Hitler et une tentative de putsch ont échoué. Les responsables de la Gestapo, arrêtés par les militaires de la Wehrmacht, sont relâchés.
Alois Brunner, commandant du camp de Drancy, profite de la confusion pour poursuivre jusqu’au bout sa folie meurtrière. Il envoie ses commandos dans les maisons de l’UGIF (l’Union générale des Israélites de France) de la région parisienne et « rafle » 330 enfants (dont 18 nourrissons).
Le Convoi 77 quitte le camp de Drancy le 31 juillet 1944 avec 37 nationalités différentes à son bord et il arrive à Auschwitz le 3 août. Sur les 1321 déportés, 740, dès leur arrivée au camp, sont immédiatement dirigés vers les chambres à gaz.
Le camp sera libéré par l’Armée Rouge le 27 janvier 1945. 214 déportés survivront aux travaux forcés, aux sévices et aux privations.
Le nom de Jun Ankar figure sur la liste des déportés du Convoi 77. Ses date et lieu de naissance sont mentionnés : le 8 juillet 1910 à Strasbourg. Sa dernière adresse connue est la commune de Fronsac en Haute-Garonne. Nous avons alors commencé à nous interroger sur le motif de sa déportation : Jun était-il juif ? résistant ? communiste ? opposant politique ? homosexuel ? tsigane ?
Liste originale du convoi de déportation 77 parti du camp de Drancy le 31/07/1944 sur laquelle figure le nom de Jun Ankar, né le 08.07.1910, à Strasbourg, demeurant à Fronsac (Haute-Garonne)
Source : Mémorial de la Shoah, Paris (C77_2)
Fronsac, commune du Sud-Ouest de la Haute-Garonne
Source : http://francegeo.free.fr/ville.php?nom=fronsac-31
Nous avons été intrigués par le fait que ces informations soient les seules barrées sur cette liste. Nous avons donc émis des hypothèses : s’agit-il d’une erreur ? s’est-il enfui ? est-il mort au départ du convoi ou pendant le trajet vers le camp d’Auschwitz ? Les questions s’accumulaient…
Le troisième document fourni par le Mémorial de la Shoah est le reçu du carnet de fouille établi le 22 mai 1944 par le chef de la police du camp de Drancy. Le prénom mentionné, peu lisible, semble être « Jim », le nom de famille est Ankar, la commune de Fronsac est citée. C’est à partir de ce document que nous avons affectueusement surnommé notre déporté « Jim ». Le feuillet porte le nombre 22971 qui correspond au matricule sous lequel il a été interné à Drancy. Les prisonniers y étaient fouillés dès leur arrivée et dépouillés de l’argent qu’ils avaient sur eux : le document révèle que Jun était en possession de 3630 francs. Cette somme, conséquente, nous a interpellés. Que signifie-t-elle ? Pourquoi avait-il autant d’argent sur lui ? Avait-il des projets de fuite ?
Reçu n° 4898 du carnet de fouille n°140 du camp de Drancy établi le 22 mai 1944 au nom de Jim Ankar à Fronsac pour la somme de 3 630 francs et signé du chef de la police du camp.
Source : Mémorial de la Shoah, Paris (CF140_4898)
Ayant plus d’interrogations que de certitudes, nous nous sommes logiquement intéressés au site Internet du Mémorial de la Shoah dont une page a particulièrement attiré notre attention :
Si elle reprend certaines informations dont nous disposions (son nom de famille, son prénom « Jun », ses date et lieu de naissance, son adresse connue en Haute-Garonne, le numéro du Convoi dans lequel il a été déporté, le lieu et la date du départ du Convoi, le camp de sa destination), de nouvelles informations apparaissent : des prénoms (Jum, Jim et Binem), ainsi qu’un nom de famille (Fajwisiewicz). Ces prénoms et ce nom sont qualifiés de « rejetés » par le site, ce qui ne manque pas de nous interroger : que signifient-ils ? Pourquoi sont-ils rejetés ? De nouvelles questions émergent, les pistes se brouillent… Notre enquête prend alors une tout autre tournure et s’accélère : notre homme est-il Jun ou Jim Ankar, Jum ou Binem Fajwisiewicz ? Aurait-il une double identité ? Serait-il un alias ? Dans l’affirmative, pourquoi ? Quelle est dans ce cas sa vraie identité ? D’où vient alors sa seconde identité ? Correspond-elle à une véritable personne ou notre déporté l’a-t-il inventée de toute pièce ? Dans le cas où il l’aurait empruntée, à qui ? Et pourquoi ? Les interrogations fusent. Les pistes se multiplient.
Dans ce flot d’hypothèses, la dernière précision mentionnée sur cet écran nous a particulièrement émus : nous apprenons en effet que Jim a survécu à sa déportation. Il fait donc partie des 214 survivants du Convoi 77. Nous sommes soulagés d’apprendre qu’il a échappé à la barbarie nazie.
Nous avons eu la chance que le dernier document fourni par le Mémorial de la Shoah soit une photographie du déporté que l’association nous a attribué. Il a été très émouvant de découvrir le visage de ce jeune homme, bien coiffé, aux lunettes rondes, à la tenue très soignée, portant une veste de costume, une cravate et une chemise assorties.
« Qui étais-tu Jim ? »
Source : © Archives générales du Royaume de Belgique – Police des Etrangers (KD_0017)
Les agrafes sur le haut de la photographie nous ont laissé penser qu’elle avait sans doute été prise pour orner un document officiel ; serait-ce une photo d’identité ? a-t-elle été prise pour obtenir un papier administratif particulier ? Nous avons donc écrit au Mémorial de la Shoah pour savoir si l’origine de cette photo était connue. Ils nous ont informés qu’elle leur avait été transmise dans le cadre d’un partenariat avec la Kazerne Dossin à Malines en Belgique. Nous nous sommes par conséquent adressés aux Archives belges qui nous ont expliqué l’origine de ce document.
Ils nous ont appris qu’environ 90% des photos des déportés viennent des archives de la Police des Etrangers. Conformément à l’ordonnance allemande du 28 octobre 1940, tous les Juifs devaient requérir leur inscription dans un Registre spécial tenu par les fonctionnaires belges de l’administration communale de leur domicile. Les enfants de moins de 15 ans étaient inscrits sur les fiches du chef de famille. Ces photos ont été délivrées par les intéressés au moment de leur immigration en Belgique. Chaque immigré devait alors se soumettre au contrôle de la Police des Etrangers afin d’obtenir des visas, des passeports, des autorisations de séjour, des permis de travail, des cartes d’identité… Il faut donc comprendre que ces photos sont donc généralement prises plusieurs années avant la déportation.
Cette photo confirme que notre déporté est bien juif et qu’il vivait en Belgique en 1940. Ce que montre également la liste des Juifs résidant en Belgique en mai 1940 qui figure dans les archives allemandes de Bad Arlosen que nous nous sommes procurées : une fiche porte le nom de Binem Fabisiewicz, né le 12 janvier 1920 à Lodz en Pologne, dont le matricule 3745 est précédé des lettres « AU » pour Auschwitz :
Source : fonds de Bad Arlosen, International Tracing Services (classeur 23, page 115)
Nous sommes stupéfaits de comprendre que notre déporté avait donc bien une double identité : Jim Ankar et Binem Fabisiewicz. Nous avons donc à faire à un alias ! Mais quelle était sa vraie identité ? comme la démêler de la fausse ?
Nous avons alors demandé aux archives municipales de Strasbourg un extrait d’acte de naissance pour vérifier si un certain Jim Ankar y était bien né le 8 juillet 1920. Leur réponse a été sans équivoque : « nous vous informons que l’acte demandé est introuvable sur nos registres à la date indiquée ».
Les Archives nationales de Pierrefitte nous ont ensuite précisé que leurs recherches sur Monsieur Ankar ont porté dans un premier temps sur les archives dites du « fichier juif ». Par ailleurs, leurs recherches dans les fiches des camps de Drancy, Beaune et Pithiviers sont hélas restées vaines (F/9/5674-F/9/5777).
Si nous ne trouvions pas de traces officielles de Jim, Binem était-il notre « vrai » déporté ? Au fur et à mesure de nos séances de travail, notre « Jim » se transformait progressivement en « Binem »…
Pour en avoir le cœur net, nous nous sommes adressés au Musée Juif de Belgique à Bruxelles qui nous a adressé ce document très instructif :
Document issu du « Registre des Juifs » (KD_0008)
Source : reproduction avec l’aimable autorisation du Musée Juif de Belgique (Bruxelles)
Cette page issue du volume 66 du registre des Juifs et établie le 28 novembre 1940 mentionne Binem Fabisiewicz, né à Lodz en Pologne le 12 janvier 1920. Nous apprenons qu’il est arrivé en Belgique depuis Lodz en 1931. De nationalité polonaise et de confession israélite, il est noté maroquinier et est l’époux d’Hélène Herskovic.
Ce registre liste avec précision les adresses auxquelles Binem a successivement habité au début de la guerre : au 179 rue Emile Féron à Saint-Gilles (c’est-à-dire à l’adresse de ses parents), au 62 rue du Collecteur à Anderlecht à partir du 25 février 1941, puis il est retourné rue Emile Féron au numéro 28 à partir du 3 mai 1941.
Les 19 communes de la région de Bruxelles-capitale : Binem a habité successivement à Saint-Gilles, puis à Anderlecht, avant de revenir à Saint-Gilles.
Source : Wikipédia
Le document présente également sa généalogie : Binem est fils de David né en 1883 à Brzeziny et de Rachela née en 1877[1] à Tuszyn. Il est petits-fils de Lejzir Mindel Fabisiewicz né à Zyrankow et de Dczabozaporski Rapir née à Brzeziny, tous de confession israélite. En mai 1940, les nazis établissent un ghetto dans une partie de Brzeziny. Celui-ci est liquidé le 14 mai 1942. La plupart des habitants sont ensuite déplacés vers le ghetto de Lodz[2].
Carte permettant de localiser les communes polonaises de Lodz (lieu de naissance de Binem), Brzeziny (lieu de naissance du père de Binem), et Tuszyn (lieu de naissance de la mère de Binem)
Source : https://www.viamichelin.fr/web/Cartes-plans/Carte_plan-Wielkopolskie-Pologne
Nous apprécions de connaître un peu plus intimement notre déporté : avec les mentions de ses parents, il devenait de la sorte un peu plus familier à nos yeux. Ce Juif polonais prenait corps et s’incarnait de mieux en mieux. Il faisait à présent partie intégrante de notre groupe. Nous avions soif d’en apprendre davantage. Mais où chercher ? Quel fil du passé tirer ?
Un détail nous est alors revenu à l’esprit. Nos professeures documentaliste et d’Histoire-Géographie nous ont expliqué que l’association Convoi 77 attribue un déporté en relation avec la situation géographique de l’établissement scolaire. Il nous fallait découvrir ce lien bien lointain entre Binem et nous. C’est pourquoi une visite aux Archives Départementales de Toulouse s’imposait afin de compléter notre enquête.
Les Archives Départementales de Toulouse se trouvent au 11 boulevard Griffoul Dorval.
Source : photo reproduite avec l’aimable autorisation des Archives Départementales de Toulouse
Nous apprenons que ce lieu étonnant recèle pas moins de 46 km linéaires d’archives de toute nature, dont le plus ancien remonte au IXè siècle.
Les étagères des Archives Départementales de Toulouse
Source : photos personnelles
Par chance, un dossier de la Délégation Principale de Toulouse[3] au nom de Jim Ankar y est consigné. Les lettres « DP » en haut à gauche du dossier indiquent qu’il a été déporté en tant que juif et non en tant que résistant :
Premier feuillet du dossier de la Délégation principale de Toulouse au nom de Jim Ankar
Source : Archives Départementales de Toulouse (boîte 6863 W 6)
C’est donc avec une certaine émotion que nous avons ouvert la boite contenant ce dossier qui porte la côte 6863 W 6. Le premier document que nous y trouvons est une attestation datée du 21 février 1945 fournie par la Direction Départementale de la Haute-Garonne du Ministère des Prisonniers de Guerre, Déportés et Réfugiés. A partir des listes en possession de la Direction Départementale, cette attestation certifie que Jim Ankar, né le 10[4] juillet 1920 à Strasbourg, a bien été arrêté le 18 mai 1944 à Toulouse et déporté à destination de Drancy. Ce certificat, signé de la main du Chef des Services Administratifs et Techniques, précise qu’il a été établi « pour servir et valoir ce que de droit ».
Second feuillet du dossier de la Délégation principale de Toulouse au nom de Jim Ankar
Source : Archives Départementales de Toulouse (boîte 6863 W 6)
Une autre version de ce document, également datée du 21 février 1945 mais bien moins lisible, est jointe au dossier. Un rajout manuscrit précise que Jim « n’est jamais venu chercher cette attestation » :
Troisième feuillet du dossier de la Délégation principale de Toulouse au nom de Jim Ankar
Source : Archives Départementales de Toulouse (boîte 6863 W 6)
Un autre document (malheureusement non daté) de ce dossier a été établi par la Délégation Régionale du Ministère des Prisonniers de Guerre, Déportés et Réfugiés (PGDR) :
Quatrième feuillet du dossier de la Délégation principale de Toulouse au nom de Jim Ankar
Source : Archives Départementales de Toulouse (boîte 6863 W 6)
Si ce document, établi au nom de Jim Ankar, né le 8 juillet 1920 à Strasbourg, confirme son arrestation le 18 mai 1944 à Toulouse, il précise le lieu de l’arrestation et nous apprend de nouvelles informations : Jim a été raflé à la gare Saint-Cyprien de Toulouse et arrêté par la Gestapo. Le motif de la rafle n’est pas indiqué. Il est précisé que le prisonnier a alors deux enfants et qu’il est supposé être parti du camp de Drancy pour Auschwitz le 30 juillet 1944. Cette dernière date semble être une erreur car le Convoi 77 est parti le 31 juillet 1944 de Drancy.
La ligne intitulée « dernières nouvelles » mentionne la date du « 30 juillet (1944) au (ou « du » ?) camp de Drancy – ne sais rien depuis cette date. » Aucune mutation de camps en Allemagne n’est indiquée. Le domicile du déporté est Fronsac en Haute-Garonne et la profession indiquée est « maroquinier ».
L’adresse de la personne à qui doivent parvenir ces renseignements est « Madame Ankar au 41 rue des Récollets à Toulouse. » Cette madame Ankar est-elle la femme de Jim ? ou sa mère ?[5]
Le tampon visible en bas à gauche de cette feuille attire particulièrement notre attention : marqué de la croix de Lorraine, il porte la mention « COSOR Haute-Garonne ». Il atteste que cette page émane des Archives du Comité des œuvres sociales de la Résistance. « Les œuvres sociales de la Résistance sont nées dans la clandestinité, en réaction aux premières arrestations survenues au sein des mouvements, afin d’aider les victimes de la répression allemande et leurs familles. » […] C’était « un organisme national chargé de secourir toutes les victimes de la lutte clandestine » […] « avec pour mission de secourir, sans distinction de race, d’opinion ou de confession, toutes les détresses nées de l’oppression nazie ».[6]
Le document suivant contenu dans ce dossier des Archives Départementales de Toulouse est une fiche médicale départementale établie par le Ministère des Prisonniers, Déportés et Réfugiés :
Cinquième feuillet du dossier de la Délégation principale de Toulouse au nom de Jim Ankar
Source : Archives Départementales de Toulouse (boîte 6863 W 6)
Cette fiche médicale, assez complète, a été établie à son retour de déportation, au centre de rapatriement de Marseille, comme l’indique le numéro en bas à droite : 0656222, qui correspond à la mention « FM 12/656 222 » que l’on trouve sur la fiche du Fichier National. Elle est perforée en haut à gauche du numéro 12 29 04 5.
Elle indique la date d’arrivée du déporté en Allemagne : le 4 août 1944, soit après un trajet de 5 jours depuis Drancy (dont il est parti le 31 juillet). La catégorie « DP », c’est-à-dire « déporté politique », est mentionnée, confirmant le fait qu’il a été arrêté car il était juif. Le dernier lieu de détention ou de travail en Allemagne est « Auschwitz ». Jim est marié et a un enfant. Sa profession inscrite est celle de coiffeur (et non plus maroquinier). Sa date de naissance du 8 juillet 1920 à Strasbourg dans le Haut-Rhin est précisée. Les prénoms et noms de son père (Jean Pierre), de sa mère (Marie Bourin), sa nationalité française (d’origine et actuelle à la date du document) ainsi que sa dernière résidence en France (Fronsac en Haute-Garonne) sont complétés.
Nous relevons une mention particulièrement intéressante : il s’agit du nom et de l’adresse de la personne chez qui le déporté a l’intention de se rendre : il est noté « M. Dambrain (nom mal orthographié) à la mairie de Fronsac (Haute-Garonne) ». Nos recherches ont confirmé que Michel Dambrun a bien été maire de Fronsac de 1919 à 1952 :
Source : https://www.annuaire-mairie.fr/mairie-fronsac-31.html
La fiche médicale indique 1940 comme année de la classe de mobilisation de Jim/Binem. Sa position militaire au moment du départ en Allemagne précise qu’il est passé par un chantier de jeunesse. L’organisation des Chantiers de la jeunesse française (CJF), souvent appelés chantiers de jeunesse, est une institution paramilitaire française active de 1940 à 1944. Lieu de formation et d’encadrement de la jeunesse française, elle est fortement imprégnée des valeurs de la Révolution nationale prônées par le gouvernement Pétain[7].
Sont mobilisés en premier lieu tous les jeunes français de 20 ans résidant en zone non occupée (classes 1940, 1941, 1942, 1943, 1944). Cet élément tendrait à confirmer la véritable année de naissance de notre déporté, soit 1920. Au début des chantiers (1940), il y avait un période de 6 mois de mobilisation, qui est ensuite passée à 8 mois (à partir de la loi du 18 janvier 1941)[8]. Peut-être Jim est-il passé dans le chantier des Pyrénées-Gascogne qui dépendait de Toulouse ? Mais nous n’avons trouvé aucun document pour le prouver.
Le dernier document figurant dans ce dossier des Archives départementales est le plus tardif que nous ayons trouvé au sujet de Jim/Binem. Il est daté du 19 mars 1948 et émane du Ministère des Anciens Combattants et Victimes de Guerre. Il est signé par le Chef du Bureau des Fichiers et de l’Etat-Civil des Déportés qui s’adresse au Directeur Départemental des Anciens Combattants et Victimes de Guerre de la Haute-Garonne :
Sixième feuillet du dossier de la Délégation principale de Toulouse au nom de Jim Ankar, document émis par le Ministère des Anciens Combattants et Victimes de Guerre de la République française
Source : Archives Départementales de Toulouse (boîte 6863 W 6)
Ce document confirme le classement de Jim/Jun Ankar comme déporté politique. Sa date de naissance est à nouveau double et pose toujours problème : le 8 juillet 1910 ou 1920 ? La date et les circonstances de son départ en Allemagne sont précisées : il a été arrêté le 18 mai 1944, interné à Toulouse (malheureusement le lieu précis n’est toujours pas mentionné), déporté le 31 juillet à Auschwitz, libéré le 27 janvier 1945 et rapatrié le 29 avril 1945 (lieu non mentionné).[9]
Notre visite aux Archives départementales nous a par ailleurs permis de vérifier que Jim/Binem n’avait pas été interné dans deux lieux de détention toulousains. Nous consultons ainsi le registre de la prison Saint-Michel de Toulouse :
Source : photo des Archives départementales de Toulouse
L’ancienne prison Saint-Michel de Toulouse, de nos jours
Source : photo personnelle
Les élèves consultant le registre de la prison toulousaine Saint-Michel
Source : photo personnelle
Le registre de la prison toulousaine Saint-Michel
Source : photo personnelle
Nous sommes surpris de la qualité et de l’intensité des encres utilisées dans cet imposant registre qui a plus de 80 ans : le vert et le rouge y apparaissent toujours vifs.
Nous consultons également le registre du camp de Noé :
Source : photo des Archives départementales de Toulouse
Carte d’une partie des camps d’internement dans le Sud de la France
Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Camp_d%27internement_fran%C3%A7ais
En consultant ces registres, nous avons la confirmation que Jim n’a pas été interné ni à la prison Saint-Michel de Toulouse, ni au camp de Noé situé à une trentaine de kilomètres au Sud de la ville. Mais où donc a-t-il été interné ? Nous avons découvert d’autres prisons toulousaines comme celle de Furgole ou du Vernet, ou encore la caserne Gallieni à Toulouse. Nous avons appris que les prisonniers les plus nombreux et les moins dangereux aux yeux des Allemands étaient placés à la caserne Cafarelli. Malheureusement, nous regrettons de ne pas avoir eu le temps d’explorer ces pistes pour trouver la trace de Binem.
Bien guidés et conseillés par M. Sébastien Corbière, archiviste, nos investigations se poursuivent aux Archives Départementales de Toulouse où nous consultons les demandes des titres des déportés, internés et résistants politiques de la Préfecture de Haute-Garonne :
Source : photo des Archives départementales de Toulouse
Mais nos recherches se révèlent infructueuses. Nous sommes néanmoins conscients que notre visite aux Archives Départementales a été très instructive et qu’elle nous a permis de compléter notre enquête. Consulter ces documents vieux de plus de 80 ans a vraiment été un privilège. Leur manipulation délicate comme leur bon état de conservation nous ont impressionnées.
Nuage de mots créé par les élèves de 3è3 après leur visite aux Archives Départementales de Toulouse
Nuage de mots créé par les élèves de 3è6 après leur visite aux Archives Départementales de Toulouse
A notre grande surprise, quelques semaines après notre visite, les Archives Départementales nous ont recontactés. Une étudiante en histoire qui dépouillait des documents dans un autre bâtiment des Archives a déniché par miracle un autre dossier sur Jim ! Nous sommes très excités à l’idée de découvrir de nouvelles informations sur notre déporté !
Il s’agit d’un procès-verbal de renseignements[10] rédigé par la gendarmerie de Saint-Gaudens, commune située à l’Ouest de la Haute-Garonne[11]. Ce document donne de nombreux détails et est assez émouvant car nous pouvons lire pour la première fois les propres mots de Jim/Binem.
L’adjudant Henri Nougue et Jean Claverie (dont le grade n’est pas indiqué) patrouillent le 20 janvier 1943 à pied et en uniforme dans la commune de Fronsac. Ils procèdent sur ordre de leurs chefs au contrôle d’une famille nouvellement arrivée dans la commune et dont la situation ne leur paraissait pas bien définie. Ils auditionnent ainsi le dénommé Jim Ankar, se disant de nationalité française, demeurant en Belgique et réfugié à Fronsac. Jim dit avoir 22 ans, être coupeur en cuir, être né le 8 juillet 1920 à Strasbourg, être le fils de Jean Ankar, de nationalité française, et de Marie Boroum, de nationalité belge. Il dit savoir lire et écrire le français et le flamand. Il dit s’être marié le 22 février 1941 à Saint-Gilles, une commune proche de Bruxelles, à mademoiselle Juliette Corwarie, de nationalité hongroise. Nous avons écrit au service de l’Etat Civil de la commune de Saint-Gilles pour demander un extrait de cet acte de mariage. Voici leur réponse : « Nous avons vérifié les registres de mariage de 1931 à 1950 et nous n’avons pas trouvé d’acte de mariage au nom des intéressés. » Cela confirmerait un peu plus que Jim Ankar est bien la fausse identité de Binem Fabisiewicz.
Lors de son audition, Jim explique ensuite aux gendarmes qu’il était domicilié avant la guerre à Bruxelles, au numéro 28, rue Emile Féron de la commune de Saint-Gilles. Vers le mois d’octobre 1940, il dit être venu en France retrouver la famille Fabisiewez[12], réfugiée à Fronsac, qui l’avait élevé de l’âge de 5 à 20 ans. Ce détail nous semble assez étonnant. Comment expliquer qu’il ait été recueilli par cette famille pendant 15 ans ? Pourquoi ? Était-il orphelin ? Déjà réfugié ?
Dans le courant du mois de janvier 1941, il dit être remonté en Belgique où il s’est marié avec une jeune fille de nationalité hongroise. Pour effectuer le trajet et ne pas être ennuyé en cours de route, il s’est fait délivrer une carte d’identité par la mairie de Fronsac.
Au mois d’octobre 1942, il dit être revenu en France, laissant sa femme en Belgique et sa carte d’identité belge chez des amis à Lille. Il a retrouvé la famille Fabisiewez à Siradan (dans les Hautes-Pyrénées) et s’est installé pour sa part à Saléchan, une commune voisine. A cette époque, il dit s’être fait échanger sa carte d’identité délivrée à Fronsac pour une carte délivrée à Saléchan. Il soutient avoir remis à la mairie de Fronsac la carte d’identité qui avait été établie dans cette commune.
Début novembre 1942, il dit être reparti en Belgique pour y chercher sa femme. Il a voyagé en France à l’aide de la carte délivrée par la mairie de Saléchan et, en Belgique, à l’aide de sa carte d’identité belge retrouvée à Lille.
Localisation des communes de Siradan et Saléchan (Hautes-Pyrénées) et de Fronsac (Haute-Garonne) évoquées par Jim Ankar dans le procès-verbal des gendarmes de Saint-Gaudens
Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Siradan#/media/Fichier:Siradan_OSM_01.png
Le 24 novembre 1942, il est de retour à Saléchan mais, ne trouvant pas à s’installer, il revient à Fronsac où il habite toujours au moment de son audition par les gendarmes de Saint-Gaudens.
Il explique que lors de son mariage, il n’a fait aucune démarche spéciale pour que sa femme acquiert la nationalité française, car selon la loi belge, elle devenait française d’office. Sur la base de la carte délivrée par les autorités belges, le maire de Fronsac lui a alors délivré une carte d’identité française. Il affirme qu’il n’est pas juif et que selon lui, la famille Fabisiewez n’est pas israélite. Le maire de Fronsac étant absent, les gendarmes de Saint-Gaudens n’ont pas pu l’auditionner pour confirmer ou infirmer les dires de Jim.
Le lendemain, soit le 21 janvier 1943, ils se rendent à nouveau à Fronsac pour procéder à l’audition du maire : Michel Dambrun, 59 ans. Celui-ci leur déclare se souvenir que dans les premiers jours de l’année 1941, il a bien délivré au dénommé Ankar une carte d’identité française. Réfugié de Belgique, Jim lui avait présenté une carte d’identité belge, portant néanmoins la mention « nationalité française ». Ce dernier détail nous interroge : qui a pu rajouter la mention de la nationalité française ? Jim l’aurait-il lui-même annotée pour s’éviter des problèmes ? Et c’est à la vue de ce document que le maire lui a délivré la carte française.
Dans le courant du mois de novembre 1942, Michel Dambrun dit que Jim Ankar est revenu dans la commune de Fronsac en compagnie de son épouse et qu’il lui a présenté une carte d’identité délivrée par la mairie de Saléchan, ayant résidé quelques temps dans cette commune. Sa femme n’avait pas de pièce d’identité mais, d’après les dires de Jim, elle était française car elle l’avait épousé, lui ayant la nationalité française. Le maire a donc délivré à Mme Ankar une carte d’identité française.
Le procès-verbal stipule ensuite que Jim Ankar a été reçu dans la famille Fabisiewez en résidence à Siradan dans les Hautes-Pyrénées, et dont plusieurs membres seraient internés dans des camps. Selon les gendarmes, cette famille qui s’était réfugiée à Fronsac en 1940 paraît être « de race juive » si l’on s’en rapporte au nom du chef de famille qui est Fabisiewez David, né en 1883 à Brzeziny, commerçant-épicier, ayant résidé au 179 rue Emile Féron à Bruxelles (mentions figurant dans le registre de réfugiés ouvert par la brigade à cette époque). Si nous comprenons bien, Jim s’installe en fait chez son père !
Page 1 du procès-verbal de renseignements établi le 20 janvier 1943 par les gendarmes de Saint-Gaudens suite à l’audition de Jim Ankar
Source : côte 2054 W 1502 des Archives Départementales de Toulouse
Page 2 du procès-verbal de renseignements établi le 20 janvier 1943 par les gendarmes de Saint-Gaudens suite à l’audition de Jim Ankar
Source : côte 2054 W 1502 des Archives Départementales de Toulouse
Les gendarmes auditionnent ensuite la femme de Jim Ankar : Juliette Ankar (20 ans) est née le 5 janvier 1923 à Budapest (Hongrie), habite Fronsac, est la fille de Michel Corwarie et de Elisabeth Cowach, de nationalité hongroise. Elle est mariée et n’a pas d’enfant. Elle sait lire et écrire le français. Elle est sans profession. Etant donné sa situation, elle fait l’objet d’un procès-verbal[13] établi le 20 janvier 1943 pour les délits suivants : défaut de carte d’identité d’étrangère et entrée irrégulière en France.
Elle déclare lors de son audition qu’elle vivait au numéro 28 de la rue Emile Féron à Saint-Gilles près de Bruxelles en Belgique. Elle confirme que son mari qui se trouvait en France est venu la chercher en Belgique au mois de novembre 1942. Ils sont arrivés à Fronsac le 24 novembre 1942. Elle avait une carte d’identité délivrée en Belgique. Lorsqu’ils se sont mariés, la mention « hongroise » sur la carte de Juliette a été rayée et remplacée par la mention « française », étant donné que la loi belge veut que la femme suive d’office la nationalité de son mari. De ce fait, elle se croyait définitivement française et n’a donc fait aucune démarche pour adopter cette nationalité. Pour ne pas avoir d’ennui à Fronsac, elle dit s’être fait délivrer par le maire de Fronsac une carte d’identité comme domiciliée actuellement dans la commune. Sur la base de la carte délivrée en Belgique, le maire lui a fait une carte française. Peut-on considérer que le maire de Fronsac, par cet acte, a fait preuve d’un acte de résistance pour protéger les Ankar ? Le procès-verbal précise que Juliette a été auditionnée alitée car elle était alors enceinte. Les gendarmes n’ont donc pas pu l’arrêter, même si elle était en situation irrégulière sur le territoire français.
Page 1 du procès-verbal de renseignements établi le 20 janvier 1943 par les gendarmes de Saint-Gaudens suite à l’audition de Juliette Ankar
Source : côte 2054 W 1502 des Archives Départementales de Toulouse
Au dos de ce procès-verbal se trouve la copie de la carte d’identité française délivrée à Juliette Ankar le 27 novembre 1942 par le maire de Fronsac. Son signalement mentionne sa taille (1.62 m), la forme de sa bouche est qualifiée de « moyenne » et celle de son visage d’« ovale ». Aucun signe particulier n’est porté. La mention « changement de domicile » est notée en bas du document :
Verso de la page 1 du procès-verbal de renseignements établi le 20 janvier 1943 par les gendarmes de Saint-Gaudens suite à l’audition de Juliette Ankar
Source : côte 2054 W 1502 des Archives Départementales de Toulouse
Le Mémorial de la Shoah nous a aimablement envoyé une fiche extraite du Fichier de Drancy[14] au nom de Jun Ankar qui vient du fichier individuel de la Préfecture de Police de la Seine[15]. Ce document, même s’il demeure assez laconique, a été établi au nom du Jun (erreur de copie ou d’orthographe ?) à son arrivée au camp de Drancy. Il mentionne le 8 juillet 1910 ou 1920 (l’année est peu lisible) comme date de naissance, Strasbourg comme ville de naissance, sa nationalité française, sa profession de cultivateur et sa domiciliation à Fronsac (Haute-Garonne). En bas du document, la mention « Toulouse 22.05.44 » indique sa provenance et la date de son entrée à Drancy. Son matricule d’interné a été rajouté en haut de la fiche : 22971, postérieurement à l’établissement de cette carte. Le « L » entouré signifie « Libéré » et il a été ajouté à son retour.
Recto de la fiche extraite du fichier individuel de la Préfecture de police de la Seine et conservée dans le carton portant la cote F/9/5632.
Source : fichier individuel de la Préfecture de Police de la Seine transmis par les Archives nationales
Le verso de ce document précise que Jim a été rapatrié le 29 avril 1945 et indique le nom de Juliette Kovaw (qui correspondrait au nom mal orthographié de jeune fille de la mère de Juliette : Elisabeth « Cowach »). La mention « FM 12 656 222 », qui correspond au numéro de sa fiche médicale, a été ajoutée à son retour :
Verso de la fiche extraite du fichier individuel de la Préfecture de police de la Seine et conservée dans le carton portant la cote F/9/5632.
Source : fichier individuel de la Préfecture de Police de la Seine transmis par les Archives nationales
Nous avons ensuite pris contact avec les Archives du Mémorial de la Shoah qui possèdent une boite d’archives au nom de Jim Ankar. Elle porte la côte AC 27 – P – 941 et correspond à l’ancien classeur n°1891. Elle émane de la DAVCCN SHD de Caen. Cette boite renferme 6 précieux documents qui nous ont permis d’enrichir notre recherche.
Fiche extraite du Fichier national de tous les déportés[16]
Source : SHD-DAVCC AC 27 P 941
Le premier document émanant du fichier de Drancy est une petite carte établie au nom de Ankar Jun, né le 8 juillet 1920 à Strasbourg dans le Bas-Rhin, exerçant la profession de cultivateur. Certaines informations ont été rajoutées de manière manuscrite : le prénom « Jim, » l’année « 1910 » par deux fois, la région du « Bas-Rhin » et la profession de « coiffeur ». Ces ajouts confirment la double identité de notre homme, et renvoient aux confusions possibles. La mention « DP » sur le côté de cette carte fait à nouveau allusion à son statut de déporté politique.
Ce document montre que Jim/Binem a été arrêté le 18 mai 1944, puis interné à Toulouse, transféré le 22 mai 1944 à Drancy sous le matricule 22971[17]. Il est déporté le 31 juillet 1944 pour Auschwitz dans le Convoi 77. Il est libéré du camp le 27 janvier 1945 et il est rapatrié le 29 avril 1945 au centre de rapatriement de Marseille.
Le camp d’internement de Drancy, en région parisienne
Source : Bundesarchiv_Bild_183-B10919,_Frankreich,_Internierungslager_Drancy.jpg
Au recto de cette carte est précisée la nationalité française de Jun Ankar. Il est noté qu’il était marié et qu’il avait un enfant. Son adresse de domiciliation à Fronsac en Haute-Garonne est confirmée. La mention d’un « dossier individuel à la prison de Toulouse » fait allusion à son arrestation. L’adjectif « racial » a été rajoutée de manière manuscrite : elle fait référence à son statut de déporté juif.
Fichier de Drancy
Source : SHD-DAVCC AC 27 P 941
Le fichier de Drancy renferme une fiche médicale qui nous rappelle étrangement celle que nous avons consultée aux Archives Départementales de Toulouse : elle est en effet très semblable. Jugez par vous-même :
Fiche médicale du fichier de Drancy (recto)
Source : SHD-DAVCC AC 27 P 941
Cinquième feuillet du dossier de la Délégation principale de Toulouse au nom de Jim Ankar
Source : Archives Départementales de Toulouse (boîte 6863 W 6)
Celle du fichier de Drancy porte la date du 31 août 1945 et a été également établie par le Ministère des prisonniers, déportés et réfugiés.
Les informations portées sont rigoureusement les mêmes (nom, prénom, état civil, profession, date et lieu de naissance, nom des parents, nationalité, dernière adresse connue, adresse à laquelle le déporté a l’intention de se rendre, classe de mobilisation, position militaire et statut de déporté politique). Par ailleurs, nous remarquons que la date de naissance est raturée de manière similaire, la mention de la « Haute-Garonne » est encadrée de la même manière et ces deux fiches médicales portent un numéro semblable : le 0656222. Seraient-elles des duplicatas ?
Fiche médicale du fichier de Drancy (verso)
Source : SHD-DAVCC AC 27 P 941
Au verso de cette fiche médicale est détaillé l’état de santé du déporté : un examen médical était établi au centre de rapatriement de Marseille. Même si ce document reste lacunaire car il n’a pas été intégralement complété, on peut voir que Jim mesurait 1.78 m et qu’il pesait 75 kg à sa libération. Le document nous étonne car il mentionne que le déporté n’a perdu que 3 à 4 kg, ce qui nous est apparu très peu. Il n’est atteint d’aucune maladie infectieuse, ni contagieuse, ni parasitaire (gale, poux). Il n’a subi ni atteinte corporelle (peau, appareil génital…) ni à ses phanères (ongles, poils, cheveux). Son état général de santé est qualifié de « bon à moyen » car seul le mot « mauvais » a été barré. Cette bonne santé relative nous apparait assez étonnante après un séjour de 6 mois dans un centre de mise à mort. Elle nous rassure et en même temps nous interroge.
Le dernier document de ce dossier de Drancy est un « extrait des registres de la prison française de Toulouse » :
Extrait des registres de la prison française de Toulouse (fichier de Drancy)
Source : SHD-DAVCC AC 27 P 941
On y retrouve mentionnés le nom de Jim Ankar, sa nationalité française, son lieu de naissance à Strasbourg ainsi que son internement à Toulouse[18]. Son transfert pour le camp de Drancy est daté du 17 mai 1944 ; or 3 documents issus des Archives Départementales de Toulouse ainsi qu’une fiche des Archives de Bad Arolsen[19] mentionnent le 18 mai 1944 comme date d’arrestation et le 22 mai comme date de transfert vers Drancy. La date de transfert vers Drancy de ce document est donc erronée. Les deux dates de naissance mentionnées attirent notre attention : tout d’abord le 18 mai 1920 a été écrit au stylo noir, comme le reste de la fiche, mais la date du 8 juillet 1920 a été rajoutée au stylo bleu en dessous de la première date.
Après avoir patiemment attendu quelques mois, nous avons reçu des archives allemandes du Fonds « Bad Arolsen » un épais dossier de 34 pages. Par chance pour notre enquête, il renferme de nombreux documents mentionnant Jim/Binem. La professeure d’allemand de notre collège, Mme Ruiz, nous a très gentiment traduit tous ces documents. Nous la remercions chaleureusement pour son précieux travail, qui l’a amenée à effectuer des recherches notamment sur les noms anciens de métiers.
Dans le classeur 87a d’Auschwitz, la liste alphabétique des déportés du Convoi 77 parti de Drancy le 31 juillet 1944 et établie après la guerre mentionne le nom de Jun Ankar, né à Strasbourg le 8 juillet 1910, avec pour dernière adresse connue la commune de Fronsac en Haute-Garonne. Comme sur d’autres documents, nous remarquons les erreurs concernant son prénom et l’année de naissance de son identité d’emprunt :
Liste alphabétique des déportés du Convoi 77 établie après la guerre (classeur 87a d’Auschwitz)
Source : archives allemandes du Fonds « Bad Arolsen » (centre international de documentation des persécutions nazies)
Selon la liste des survivants français du camp de concentration d’Auschwitz (classeur 87a), Jim Ankar a 25 ans à sa libération du camp et est mentionné comme coiffeur. Sa dernière adresse connue est Fronsac (le nom de la commune est mal orthographié : « Fromac »). Le nom de son père est Jean Pierre :
Liste des survivants français du camp de concentration d’Auschwitz (classeur 87a)
Source : archives allemandes du Fonds « Bad Arolsen » (centre international de documentation des persécutions nazies)
Ces mêmes éléments apparaissent sur la liste, peu lisible, des prisonniers du même camp :
Liste des prisonniers d’Auschwitz (classeur 87a)
Source : archives allemandes du Fonds « Bad Arolsen » (centre international de documentation des persécutions nazies)
Le registre des noms des prisonniers du bloc 19 du camp de concentration d’Auschwitz mentionne lui-aussi Jim Ankar, matricule B-3745, âgé de 25 ans, de nationalité française, originaire de Fronsac en Haute-Garonne, la date de son arrestation est bien le 18 mai 1944, la date mentionnée de son arrivée à Auschwitz est le 3 août 1944[20].
Registre des noms des anciens prisonniers du Bloc 19 d’Auschwitz (liste établie après la guerre)
Source : archives allemandes du Fonds « Bad Arolsen » (centre international de documentation des persécutions nazies)
Jim est signalé comme étant en bonne santé et n’ayant pas subi de maltraitance. Pour la première fois, son métier indiqué est celui d’« infirmier ». Après des recherches, nous apprenons que ce bloc 19, qui faisait partie de « l’hôpital » d’Auschwitz, était réservé aux malades à l’isolement et servait à faire des expériences médicales sur les prisonniers, ce qui peut expliquer la mention d’« infirmier », alors que Jim n’avait, à notre connaissance aucune compétence médicale. Pourquoi a-t-il été affecté à ce bloc ? A-t-il menti sur ses compétences pour échapper aux mauvais traitements, ou même à la mort, et être un peu moins maltraité que les autres déportés ? A-t-il été aidé par un autre prisonnier pour intégrer ce bloc ? A-t-il bénéficié de meilleures rations de nourriture ? C’est ce qui pourrait en tout cas expliquer le fait qu’il n’ait perdu que 3 ou 4 kg lors de sa détention.
Plan d’Auschwitz pour localiser le bloc 19
Source : d’après Charles Baron, Amicale des Déportés d’Auschwitz
La liste des survivants qui ont été pris en charge à l’hôpital de la Croix Rouge polonaise au camp d’Auschwitz après la libération du camp mentionne également les mêmes informations. Notre déporté est donc bien rapatrié sous son nom d’emprunt « Jim Ankar » :
Liste des survivants pris en charge à l’hôpital de la Croix Rouge polonaise à Auschwitz après la libération du camp
Source : archives allemandes du Fonds « Bad Arolsen » (centre international de documentation des persécutions nazies)
Cet hôpital de la Croix Rouge polonaise au camp d’Auschwitz après la libération a eu pour directeur Joseph Bellert. Il a rédigé un rapport pour expliquer l’origine de cette structure médicale.[21]
Voici les faits essentiels extraits de cet article par ordre chronologique :
21 janvier 1945 : les Allemands ont évacué le dernier convoi de détenus du CC Auschwitz ayant laissé au camp les infirmes incapables de marcher.
27 janvier 1945 : libération du camp par l’armée Rouge
5 février 1945 : une équipe de médecins avec J. Bellert à sa tête est venue au camp et a organisé un hôpital. Ont été trouvés : 2 200 malades environ à Birkenau1 800 malades environ à Auschwitz, 800 malades environ à Monowitz, 300 personnes décédées. Tous les malades ont été rassemblés dans un hôpital à Auschwitz.
17-18 mars 1945 : 56 enfants du camp d’Auschwitz ont été installés à Katowice (Kattowitz) sous la protection de la « Caritas ». 100 malades environ sont décédés en ce temps.
Mai 1945 : 10 médecins, ex-prisonniers d’Auschwitz, collaborent avec l’équipe de la Croix-Rouge polonaise, entre autres le docteur Mostewej Arkady de nationalité belge. Les ex-détenus gravement malades sont peu à peu installés à l’hôpital St-Lazare et dans les établissements sanitaires de la ville de Cracovie. C’est à ce moment que l’hôpital prend alors le nom officiel de « Hôpital de la Croix Rouge polonaise au camp d’Auschwitz ». Une mission belge a visité le camp mais la date n’est pas indiquée dans le rapport.
1er août 1945 : le docteur J. Bellert quitte Auschwitz ; le directeur de l’hôpital devient le docteur Jan Jodlevski.
1er octobre 1945 : l’hôpital est liquidé. Les convalescents quittent le camp, les malades sont installés à l’hôpital St-Lazare et dans les établissements sanitaires de la ville de Cracovie.[22]
La liste (incomplète) des ressortissants français survivants du camp d’Auschwitz enregistrée le 14 avril 1945 a été établie par le docteur Steinberg :
Liste (incomplète) des ressortissants français survivants du camp d’Auschwitz enregistrée le 14 avril 1945
Source : archives allemandes du Fonds « Bad Arolsen » (centre international de documentation des persécutions nazies)
Elle confirme le matricule de Jim à Auschwitz : le numéro B-3745. Elle donne la (fausse) date de naissance du 8 juillet 1920 et sa dernière adresse : la commune de Fransac (mal orthographiée une nouvelle fois) en Haute-Garonne.
La liste des déportés arrivés à Marseille le 29 avril 1945 mentionne elle aussi Jim Ankar né le 8 juillet 1920[23] :
Liste des déportés arrivés à Marseille le 29 avril 1945
Source : archives allemandes du Fonds « Bad Arolsen » (centre international de documentation des persécutions nazies)
Nous apprenons alors que Jim est arrivé à Marseille depuis le port ukrainien d’Odessa, comme le mentionne la liste des Français du 24 mai 1945 et établie par le Joint états-unien (créé dès novembre 1914, le Joint états-unien était une structure d’aide aux réfugiés juifs et à la diaspora[24]) :
Liste des Français établie par le Joint états-unien au 24 mai 1945
Source : archives allemandes du Fonds « Bad Arolsen » (centre international de documentation des persécutions nazies)
Nous ne savons pas par contre comment Jim a été transféré d’Auschwitz à Odessa.
Carte du port ukrainien Odessa, sur les rives de la mer Noire
Le registre alphabétique des Juifs Polonais émis à Varsovie en décembre 1945 atteste, s’il en était besoin, du fait que Jim Ankar était bien à Auschwitz et qu’il était juif :
Registre alphabétique des Juifs Polonais émis à Varsovie en décembre 1945
Source : archives allemandes du Fonds « Bad Arolsen » (centre international de documentation des persécutions nazies)
L’administration des Victimes de la Guerre, sous couvert du Ministère de la Santé publique et de la famille, a établi la liste alphabétique des personnes domiciliées en Belgique au 10 mai 1940. Elles ont été arrêtées en France par l’autorité occupante en tant qu’israélites et déportées de France vers les camps d’extermination de Haute-Silésie par des convois partis du camp de rassemblement de Drancy, des camps de Compiègne, Pithiviers, Beaune La Rolande et Angers entre le 8 juin 1942 et le 17 août 1944 :
Liste alphabétique des personnes domiciliées en Belgique au 10 mai 1940, arrêtées en France par l’autorité occupante en tant qu’israélites et déportées de France vers les camps d’extermination de Haute-Silésie par des convois partis du camp de rassemblement de Drancy, des camps de Compiègne, Pithiviers, Beaune La Rolande et Angers entre le 8 juin 1942 et le 17 août 1944
Source : archives allemandes du Fonds « Bad Arolsen » (centre international de documentation des persécutions nazies)
Ce document atteste enfin de la double identité de notre déporté : le nom de Jim Ankar, né le 8 juillet 1910 à Strasbourg, n’est que la fausse identité empruntée par Binem Fabisiewicz, né à Lodz en Pologne le 12 janvier 1920, parti de Drancy le 31 juillet 1944 et portant le matricule 3745.
La carte d’enregistrement de Binem Fabisiewicz établie le 20 mars 1946 par le Commissariat belge au Rapatriement le dit marié, Polonais, né le 12 janvier 1920 à Lodz, juif, ayant pour père David et pour mère Rachelle. Sa destination mentionnée est cohérente car elle correspond au 179 rue Emile Fairon (nom à nouveau mal orthographié) en Belgique, résidence qu’il occupait déjà le 1er janvier 1938 (qui est en fait l’adresse du domicile de ses parents). Il est indiqué comme étant maroquinier, parlant le français, le polonais et l’allemand. Il a été rajouté sur le document une mention manuscrite selon laquelle Binem/Jim est parti en juin 1941 pour la France, puis qu’il a été déporté et qu’il est revenu d’Allemagne le 29 avril 1945 :
Recto de la carte d’enregistrement de Binem Fabisiewicz établie le 20 mars 1946 par le Commissariat belge au Rapatriement
Source : archives allemandes du Fonds « Bad Arolsen » (centre international de documentation des persécutions nazies)
L’élément touchant que porte ce document est la signature manuscrite de Binem, qui prouve qu’il a survécu à sa déportation.
Il ne mentionne par ailleurs aucune remarque médicale, confirmant le fait qu’il était en relative bonne santé après sa déportation.
Verso de la carte d’enregistrement de Binem Fabisiewicz établie le 20 mars 1946 par le Commissariat belge au Rapatriement
Source : archives allemandes du Fonds « Bad Arolsen » (centre international de documentation des persécutions nazies)
Le nom de Binem Fabisiewitz, né à Lodz le 12 janvier 1920, mentionné comme apatride, venant du camp d’Auschwitz, ayant pour adresse le 18 Emile Féron, apparait aussi sur la liste du 20 juin 1945 des personnes déportées depuis Drancy, qui ont été rapatriées et qui sont revenues en Belgique. Cette liste a été établie pour apporter de l’aide aux israélites victimes de la guerre :
Liste des personnes déportées depuis Drancy, rapatriées à la date du 20 juin 1945 et qui sont ensuite revenues en Belgique
Source : archives allemandes du Fonds « Bad Arolsen » (centre international de documentation des persécutions nazies)
L’arrêté du 31 décembre 1945 établit la liste des Israélites libérés de camps de concentration d’Allemagne et arrivés en Belgique. La première partie de cette liste indique le nom des personnes ayant résidé en Belgique avant le 10 mai 1940 et étant rentrées au 31 décembre 1945 :
Liste des Israélites libérés de camps de concentration d’Allemagne et arrivés en Belgique selon l’arrêté du 31 décembre 1945
Source : archives allemandes du Fonds « Bad Arolsen » (centre international de documentation des persécutions nazies)
Binem Fabisiewitz, né à Lodz le 12 janvier 1920, est à nouveau mentionné comme apatride. La lettre « P » de la dernière colonne indique les prisonniers déportés qui ne sont pas passés par un centre de rassemblement juif.
Une fiche datant du 28 octobre 1948 mentionne un certain Aukar Jenim (double faute de frappe ?), de nationalité française, ayant été prisonnier à Auschwitz dans le registre des personnes vivant après la Libération. Son numéro de matricule (B-3745) nous laisse à penser qu’il s’agit bien de Binem :
Source : archives allemandes du Fonds « Bad Arolsen » (centre international de documentation des persécutions nazies)
Dans le registre des noms d’anciens prisonniers[25], classeur 183, à la page 90, une fiche issue du fonds des archives de Bad Arlosen mentionne Jim Ankar, âgé de 25 ans, de nationalité française, comme ayant été arrêté le 18 mai 1944. Sa date d’arrivée connue au camp d’Auschwitz est le 3 août 1944. Son matricule est précisé : 3745.
Source : archives allemandes du Fonds « Bad Arolsen » (centre international de documentation des persécutions nazies)
Par l’intermédiaire d’un contact polonais de l’association Convoi 77 en Pologne, nous nous sommes ensuite adressés aux archives de Lodz afin de confirmer l’identité de Binem. Après 4 mois de patience, voici le message et les précieux documents que nous avons reçus[26] :
« I’ve found some interesting papers relatet to Binem Fabisiewicz from Łódź/Brzeziny. It wasn’t easy, because he was attached to registry in Brzeziny, not in Łódź. His grandfather died in the Łódź Ghetto (APŁ, PSŻ scan). »
Nous apprenons tout d’abord qu’il était administrativement rattaché au registre de Brzeziny (la commune de naissance de son père) et non de Lodz (sa ville de naissance) et que son grand-père (prénommé Lajser) est mort au ghetto de Lodz.
Fiche personnelle – carte d’enregistrement à la liste du recensement
Source : archives de l’Etat à Lodz (Pologne)
Cette carte d’enregistrement, au nom de Dawid, le père de Binem, confirme sa généalogie. Dawid est né le 12 février 1883 à Brzerziny. Il était de nationalité polonaise, de religion juive et son père se prénommait Lajser. Dawid exerçait la profession de marchand et résidait à Brzeziny. La composition de sa famille est précisée :
- Rachela, sa femme née en septembre 1883 à Tuszyn (nom de jeune fille : Coler)
- Malka, leur fille née le 16 septembre 1905 à Lodz
- Kopel, leur fils né le 15 janvier 1912 à Lodz
- Estera, leur fille née en 1913 à Lodz
- Et enfin Binem né le 12 janvier 1920 à Lodz.
Registre en cyrillique portant la mention de l’état civil de Binem (ses parents, ses date et ville de naissance, son frère et ses sœurs, célibataire au moment de l’acte)
Source : Archives d’Etat à Piotrkow Trubunalski (Pologne)
Nous trouvons sur le site généalogique jri-poland.org le résumé de la généalogie de la famille Fabiszewicz :
Extrait du site généalogique https://jri-poland.org/
Pour peaufiner notre enquête, nous avons eu le privilège de faire une visio-conférence avec Alexandre Doulut, historien français spécialiste de la déportation des Juifs de France[27] et qui a travaillé avec l’association Convoi 77 :
Les historiens Alexandre Doulut et Sabine Labeau
Source : https ://media.sudouest.fr/10042196/1200x-1/so-57ece1a466a4bd1954190e4b-ph0.jpg
Ayant pris connaissance de notre travail, voici ce qu’Alexandre Doulut nous a écrit par mail : « Votre travail est très impressionnant, franchement. Bravo pour les documents à Arolsen et aux Archives de Belgique. Cela permet de remplir un trou dans sa biographie. Si on en croit le document d’Arolsen, il serait retourné en Belgique en 1946. »
Les échanges avec Alexandre Doulut nous ont permis de prendre un peu plus confiance en notre travail et surtout d’accepter le fait que nous n’en apprendrions sans doute pas davantage sur la vie de Jim Ankar/Binem Fabisiewicz, qui apparait comme un « cas énigmatique » de l’avis même d’Alexandre Doulut.
Le manque de temps et les difficultés des recherches ne nous ont malheureusement pas permis de trouver la date et le lieu de décès de Jim, ni par quel chantier de jeunesse il est passé, ni son lieu d’incarcération à Toulouse, ni même de descendants (a-t-il eu un ou deux enfants ?). Nous nous interrogeons toujours sur le motif de sa double identité. En a-t-il changé seulement pour dissimuler sa judaïté ? D’ailleurs, l’a-t-il empruntée à quelqu’un ? ou bien l’a-t-il inventée ?
Le récit évoqué dans les procès-verbaux de la gendarmerie de Saint-Gaudens est vraiment troublant[28] : pourquoi aurait-il menti ? avait-il des raisons de mentir ? S’il était juif, cela parait évident…[29]
Le fait que nous n’ayons trouvé aucune information sur lui après la guerre laisse à penser qu’il a voulu se faire oublier. Alexandre Doulut nous a confirmé que c’était assez courant pour certains déportés qui voulaient faire table rase de cette période douloureuse pour commencer leur vie « d’après ».
Nous avons trouvé le nom de Binem répertorié sur le site de Yad Vashem :
Le site confirme une partie des informations que nous avons trouvées.[30] Certaines d’entre elles viennent de la Liste des déportés depuis la France (1942-1944), éditée à Paris en 1978 dans » Le Mémorial de la déportation des juifs de France » par Béate et Serge Klarsfeld.
Ce site répertorie un Kopel Fabisiewicz qui était à Bruxelles en Belgique pendant la guerre et qui a lui aussi survécu à la Shoah (mais il ne faisait pas partie du Convoi 77) :
Serait-ce le frère de Binem ?! Mais alors une nouvelle enquête peut commencer !
Conclusion
Elie Wiesel, prix Nobel de la Paix en 1986, a déclaré au procès Barbie :
« Il s’agit de mémoire car le tueur tue deux fois, la première fois en tuant et la seconde fois en essayant d’effacer les traces de ce meurtre »
Jim restera longtemps à nos côtés tant ce projet nous a marqués et nous a fait grandir. Il a été très touchant de marcher dans les pas de cet homme. Contribuer à la « grande Histoire » par le biais d’une « petite » histoire individuelle a été vraiment passionnant. Nous espérons modestement que notre travail permette de sortir Jim du silence et de l’anonymat dans lequel le nazisme a voulu le plonger à jamais, afin qu’il trouve à présent sa place dans la mémoire collective.
« Jim » nous a fait vivre une grande aventure collective, même si de nombreuses zones d’ombre demeurent encore car il n’a jamais voulu se dévoiler entièrement à nous. Ses mystères nous ont beaucoup interrogés, nous avons émis les hypothèses les plus folles et les plus extravagantes. Ses secrets font partie de lui, nous les avons pleinement acceptés, même si nous regrettons de ne pas avoir pu trouver l’identité de son ou de ses enfants, de ne pas avoir pu creuser davantage celle de sa femme, de ne pas avoir trouvé par quel chantier de jeunesse il était passé, où il avait été interné à Toulouse.
Nous comprenons mieux à présent pourquoi, à la lettre F du Mur des Noms, contrairement aux autres déportés, le nom de Binem Fabisiewicz figure sans date de naissance :
Pour lui rendre hommage, honneur et dignité, pour célébrer sa mémoire, nous proposons d’ajouter sur ce Mur sa véritable année de naissance : 1920.[31]
Chronologie au sujet du déporté Jim Ankar/Binem Fabisiewicz
- 12 janvier 1920 : naissance à Lodz (Pologne) de Binem Fabisiewicz, fils de David, né le 12 février 1883 à Brzeziny, marchand, et de Rachela née en septembre 1883 à Tuszyn. Il est petits-fils de Lejzir Mindel Fabisiewicz né à Zyrankow et de Dczabozaporski Rapir, née à Brzeziny, tous de confession israélite.
- 1931 : il arrive en Belgique depuis Lodz. Il est maroquinier, de confession israélite. Il est l’époux d’Hélène Herskovic, née le 8 juillet 1922 à Birchow[32].
- 1er janvier 1938 : il vit en Belgique, au 179 rue Emile Féron, dans la commune de Saint-Gilles (Bruxelles).
- Au début de la guerre : sa présence est attestée en Belgique au 10 mai 1940. Il dit habiter au numéro 28, rue Emile Féron à Saint-Gilles (commune de Bruxelles) avec Juliette Corwarie, née le 5 janvier 1923 à Budapest (Hongrie), fille de Michel Corwarie et de Elisabeth Cowach.
- 1940 : la famille Fabisiewez se réfugie à Fronsac[33].
- Octobre 1940 : Binem arrive en France. Il est mobilisé. Il passe par un chantier de jeunesse (non identifié à ce jour).
- Courant du mois de janvier 1941 : il dit être remonté en Belgique où il s’est marié avec une jeune fille de nationalité hongroise. Il se fait alors faire à la mairie de Fronsac une carte d’identité française.
- 22 février 1941 : il dit s’être marié à Saint-Gilles (Bruxelles) avec Juliette Corwarie qui devient alors Juliette Ankar. Mais aucun acte de mariage n’a été trouvé à ces deux noms par le service d’Etat civil de la commune de Saint-Gilles.
- A partir du 25 février 1941 : ils habitent au 179 rue Emile Féron à Saint-Gilles, c’est-à-dire à l’adresse des parents de Binem.
- Puis au 62 rue du Collecteur à Anderlecht.
- A partir du 3 mai 1941 : ils retournent vivre au numéro 28 de la rue Emile Féron, à Saint-Gilles (Bruxelles).
- Juin 1941 : il part pour la France.
- Octobre 1942 : il retourne en France, laissant sa femme en Belgique et sa carte d’identité belge chez des amis à Lille. Il est hébergé quelques temps par la famille Fabisiewez à Sirada (famille réfugiée à Fronsac en 1940 car plusieurs membres seraient internés dans des camps). Cette famille paraît être « de race juive » si l’on s’en rapporte au nom du chef de famille qui est Fabisiewez David, né en 1883 à Brzeziny, commerçant-épicier, 179 rue Emile Féron à Bruxelles. Jim s’installe en fait chez ses parents ! Il s’installe ensuite à Saléchan (Haute-Pyrénées, France). Il se fait échanger sa carte d’identité délivrée par le maire de Fronsac par une carte délivrée à Saléchan. Il dit avoir remis à la mairie de Fronsac la carte d’identité qui avait été établie dans cette commune.
- Début novembre 1942 : il repart en Belgique pour y chercher sa femme. Il voyage en France à l’aide de la carte délivrée par la mairie de Saléchan et, en Belgique, à l’aide de sa carte d’identité belge retrouvée à Lille.
- 24 novembre 1942 : il est de retour à Saléchan mais, ne trouvant pas à s’établir, il s’installe à Fronsac avec sa femme.
- 27 novembre 1942 : Juliette Ankar se fait délivrer une carte d’identité française par le maire de Fronsac.
- 20 janvier 1943 : Jim et Juliette sont entendus par les gendarmes de Saint-Gaudens (Haute-Garonne, France). Ils habitent alors toujours à Fronsac. Juliette est alitée car enceinte. Malgré sa situation irrégulière en France, elle n’est donc pas arrêtée par les gendarmes.
- 18 mai 1944 : Jim est arrêté par la Gestapo lors d’une rafle à la gare Saint-Cyprien de Toulouse, puis interné à Toulouse (lieu non identifié à ce jour).
- 22 mai 1944 : il est transféré de Toulouse au camp de Drancy sous le matricule 22971. Il est fouillé à son arrivée et dépouillé de l’argent qu’il a sur lui : soit la somme de 3630 francs.
- 31 juillet 1944 : il est déporté depuis Drancy pour Auschwitz (Pologne) dans le Convoi 77.-
- 3 août 1944 [34] : il arrive au camp d’Auschwitz où il porte le matricule B-3745. Il est affecté au bloc 19 du camp, qui était réservé aux malades à l’isolement et servait à faire des expériences médicales sur les prisonniers. Sa fiche de sortie du camp signale qu’il y était « infirmier ».
- 27 janvier 1945 : le camp d’Auschwitz est libéré par l’armée Rouge.
- Jim est pris en charge à l’hôpital de la Croix Rouge polonaise au camp d’Auschwitz. Il est rapatrié sous son nom d’emprunt Jim Ankar.
- 21 février 1945 : la Direction Départementale de la Haute-Garonne du Ministère des Prisonniers de Guerre, Déportés et Réfugiés établit une attestation de déporté de Toulouse à Drancy à Jim qui n’est jamais venu la chercher. Ces renseignements doivent parvenir à Mme Ankar, au 41 boulevard des Récollets à Toulouse.
- Selon le document (non daté) établi par la Délégation Régionale du Ministère PGDR (et tamponné par le Comité des Œuvres Sociales des Organisations de la Résistance (COSOR) : Jim a alors deux enfants.
- 29 avril 1945 : il est rapatrié d’Auschwitz à Marseille en passant par le port ukrainien d’Odessa. Il a survécu à sa déportation : il fait donc partie des 214 survivants du Convoi 77.
- Il retourne à Fronsac après sa libération.
- 20 juin 1945 : il apparait sur la liste établie pour apporter de l’aide aux israélites victimes de la guerre. Il est mentionné comme apatride, revenu vivre en Belgique au 18[35] rue Emile Féron dans la commune de Saint-Gilles.
- 31 décembre 1945 : il est signalé sur la liste des Israélites libérés des camps de concentration d’Allemagne, comme ayant résidé en Belgique avant le 10 mai 1940 et étant rentré au 31 décembre 1945.
- 20 mars 1946 : le Commissariat belge au Rapatriement établit une carte d’enregistrement signée par Binem Fabisiewicz.
- 19 mars 1948 : une archive émanant du Ministère des Anciens Combattants et Victimes de Guerre et signée par le Chef du Bureau des Fichiers et de l’Etat-Civil des Déportés confirme que Jim ou Jun Ankar a été classé dans la catégorie de déporté politique.
- 28 octobre 1948 : il est signalé dans le registre des personnes vivant après la Libération.
[1] Mais nous avons trouvé une autre date de naissance pour sa mère : septembre 1883.
[2] Source : Wikipédia.
[3] Il s’agit du dossier de la délégation régionale du ministère des PDR (Prisonniers, Déportés et Réfugiés), qui correspond au futur ministère des Anciens combattants.
[4] Et non pas le 8, ce qui apparaît être une erreur de date.
[5] Selon l’historienne Sandrine Labeau, ce document « ressemble fort à une demande de renseignements de la part de son épouse.”
[6] Source : https://www.siv.archives-nationales.culture.gouv.fr, pages 3 et 4.
[7] Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Chantiers_de_la_jeunesse_fran%C3%A7aise
[8] Source : https://www.siv.archives-nationales.culture.gouv.fr/siv/rechercheconsultation/consultation/ir/pdfIR.action?irId=FRAN_IR_000881 (pages 4 et 5).
[9] L’historienne Sandrine Labeau nous a appris que l’ordonnance du 11 mai 1945 a dans un premier temps réglé dans l’urgence la situation des rapatriés et créé l’ébauche d’un premier statut de déporté, sans distinction entre les résistants et les autres catégories (on trouvait alors à ce moment là la mention « déporté racial »). Ce n’est qu’à partir de 1948 qu’est officiellement reconnue la déportation en même temps que les différentes raisons et finalités des déportations, avec la double appellation « résistante » et « politique » :
- La loi du 6 août 1948 crée le statut de déporté et interné de la résistance (DIR). Le statut de DIR s’adresse aux personnes déportées en camps de concentration, internées, torturées, en raison de leurs activités de résistance.
- La loi du 9 septembre 1948 crée quant à elle le statut de déporté et interné politique (DIP). Le statut de DIP s’adresse majoritairement aux déportés et internés juifs, il concerne également les personnes arrêtées en raison de leurs opinions politiques ou philosophiques, par les Allemands comme par les Français.
Les familles des victimes, ou les victimes elles-mêmes dans le cas des rescapés, ont alors pu constituer un dossier de demande d’attribution du titre de déporté politique (DP) ou résistant (DR). Dans le cas des rescapés, le dossier de la demande de titre est conservé dans un fonds à part au SHD-DAVCC. Alexandre Doulut et elle-même n’en ont trouvé aucun au nom de Jim Ankar ou de Binem Fabisiewicz lors de leurs recherches pour l’association du Convoi 77. La fiche médicale originale figure généralement dans ce dossier. Ici, comme Binem Fabisiewicz n’a manifestement pas fait la demande du titre de déporté politique, la délégation départementale du ministère a tout de même constitué un dossier avec les éléments qu’elle possédait sur lui, notamment une copie de la fiche médicale réalisé lors de son retour. De même au niveau national, le ministère a constitué un dossier intitulé aujourd’hui « ancien classeur » que nous mentionnons un peu plus loin.
[10] Il porte le numéro 16.
[11] La boite porte la côte 2054 W 1502.
[12] Nous avons respecté l’orthographe du document original.
[13] Il porte le numéro 17.
[14] Fichier conservé dans une enclave des Archives nationales au Mémorial de la Shoah.
[15] Carte transmise par les Archives nationales.
[16] Réalisé après guerre par le ministère des PDR, ce fichier est conservé au SHD-DAVCC de Caen, comme les dossiers de demande du titre de DP ou de DR ou encore les dossiers « ancien classeur ».
[17] Comme l’atteste aussi le carnet de fouille du camp de Drancy transmis par le Mémorial de la Shoah.
[18] A nouveau sans aucune précision concernant le lieu d’internement à Toulouse.
[19] Il s’agit du Centre International de documentation des persécutions nazies.
[20] Alors qu’une fiche médicale issue du dossier de la Délégation de Toulouse trouvé aux Archives Départementales mentionne le 4 août 1944 comme date d’arrivée à Auschwitz.
[21] Son rapport a pour titre : « L’activité des médecins et des infirmières polonais à l’hôpital de la Croix Rouge polonaise au camp d’Auschwitz après la libération ».
[22] Les rapports du docteur Bellert auraient été remis par la Croix-Rouge polonaise de la région de Cracovie aux archives centrales de la Croix-Rouge à Varsovie.
[23] Une nouvelle erreur de date de naissance !
[24] Source : https://encyclopedia.ushmm.org/content/fr/article/american-jewish-joint-distribution-committee-and-refugee-aid
[25] Listes établies après la Libération concernant l’état de santé, les conditions de détention et les maladies des déportés.
[26] Nous n’avons malheureusement pas pu tous les exploiter car l’un d’entre eux est un registre écrit en cyrilliques que nous n’avons pas eu le temps de faire traduire.
[27] Sa thèse, intitulée La déportation des Juifs de France, changement d’échelle, sera publiée en septembre 2023. Il a d’autre part coécrit avec Sandrine Labeau et Serge Klarsfeld deux ouvrages sur les rescapés juifs de France : 1945. Les rescapés juifs d’Auschwitz témoignent (2015) et le Mémorial des 3943 rescapés juifs de France (2018) dans lequel ils ont publié l’intégralité du témoignage du docteur Samuel Steinberg recueilli par le SRCG (Service de Recherche des Criminels de Guerre) à son retour en juillet 1945.
[28] En particulier le fait qu’il dise avoir été recueilli de 5 à 20 ans par la famille Fabisiewez.
[29] L’historienne Sandrine Labeau nous a précisé par mail : « Quant à une éventuelle activité résistante de Binem Fabisiewicz, elle semble peu probable, comme tend à le prouver la mention “DP” portée sur la première de couverture du dossier de la Délégation régionale du ministère des PDR, sur sa fiche médicale et sur celle du Fichier national. Il est d’autre part mentionné dans le document [issu des AD31] qui ressemble fort à une demande de renseignements de la part de son épouse, qu’il a été pris dans une rafle : « motif de l’arrestation ? (dans une rafle)”. Enfin, s’il avait été pris dans le cadre de son activité résistante, il aurait d’abord transité par la prison de Fresnes, comme ce fut le cas pour un autre déporté du CV 77, avant d’être envoyé à Drancy d’où ne partent que des convois de Juifs. Il a, à mon avis, pris une nouvelle identité tout simplement pour échapper aux persécutions qui frappaient les Juifs.”
[30] https://yvng.yadvashem.org/nameDetails.html?language=en&itemId=3172527&ind=1
[31] Les élèves ont choisi des formes variées pour leur contribution finale au projet. Si la majorité a rédigé seul ou en groupes des biographies, deux élèves ont fait le choix de se mettre à la place de Jim pour le « faire parler » au travers d’une autobiographie assez émouvante destinée à sa femme et à son enfant. Trois groupes d’élèves ont choisi par ailleurs de mettre en scène le périple de Jim à travers la réalisation de trois escape game à l’ambiance très différente, dont vous trouverez les adresses dans la liste des liens ci-dessous.
23 élèves sur 38 que constituaient le groupe de travail ont choisi de présenter ce sujet pour leur examen oral du DNB. Ils ont pleinement investi la démarche d’enquête proposée par le projet Convoi 77 et se sont appropriés avec sensibilité et humilité le passé du déporté qui leur a été confié. Certains d‘entre eux ont fait des liens avec leur propre histoire familiale (des grands-parents résistants notamment) ainsi qu’avec des lectures faites cette année en cours de français.
[32] Le nom de la localité est peu lisible ; nous n’avons malheureusement pas pu l’identifier avec certitude. Peut-être s’agit-il de Brochow qui est un village polonais situé à 57 kilomètres au nord de Łódź.
[33] Au moins les deux parents de Binem. Ses frères et sœurs aussi ?
[34] Sa fiche médicale trouvée dans le dossier de la Délégation principale de Toulouse aux Archives départementales de Toulouse mentionne au contraire la date du 4 août comme celle de son arrivée en Allemagne (doit-on comprendre « dans le Reich », dont la Pologne occupée par les nazis faisait partie).
[35] Ou plutôt au numéro 28 qui correspond à l’une de ses anciennes adresses occupée à partir du 3 mai 1941, comme le stipule le document issu du « Registre des Juifs » (KD_0008), transmis aimablement par le Musée Juif de Belgique (Bruxelles).