A l’heure où nous quittent les derniers survivants des camps nazis, je voudrais témoigner de quelques éléments que nous, leurs enfants, leurs descendants, allons conserver en mémoire, une fois qu’ils ne seront plus. J’aimerais leur parler de ce que nous avons compris et, surtout, de ce que nous n’avons pas compris de ce qui leur est arrivé, de ce qu’ils ont traversé, de ce que la terrible expérience de la Shoah a fait d’eux.
Des êtres fondamentalement à part, diférents du reste de l’humanité, comme le rappelait Marceline Loridan-Ivens (1928-2018), née Rozenberg, à l’occasion de Yom Hashoah, la « journée de l’Holocauste » en hébreu, au Mémorial de la Shoah, à Paris, en avril 2013.
Je veux le faire au moment où des juifs sont de nouveau la proie d’une volonté destructrice antisémite d’une violence inouïe, comme on n’en avait plus vu depuis la Shoah. Les massacres commis par le Hamas en Israël le 7 octobre 2023, les orphelins de la Shoah, les enfants de déportés, les anciens enfants cachés les ont immédiatement identifiés, inspirés par la même intention génocidaire à laquelle ils ont miraculeusement survécu il y a quatre-vingts ans. Ces tueries de masse, ces viols abominables ont laissé des milliers de survivants atteints physiquement et psychologiquement.
Les survivants de la Shoah ont été des témoins essentiels, ils ont été là pour raconter ce qui arriva, pour mettre en garde, rappeler, et surtout transmettre la vie après la Shoah. Les survivants des massacres du 7 octobre 2023 sont nos nouveaux témoins. Tout comme les anciens, ils assumeront, peut-être à leur corps défendant, la transmission du souvenir de l’horreur, cette horreur qui saisit une nouvelle fois les juifs en ce début du XXI siècle.
Votre parole
Vous n’avez jamais cessé de parler de la Shoah dès votre retour, mais entre vous, lors de vos réunions d’anciens déportés, entre « initiés ». Dans ce cadre, entre « semblables », la parole était libre. Elle n’avait pas besoin d’être expliquée, vous en partagiez les implicites. Vous aviez votre vocabulaire spécifique, vos références, vous saviez qui, vous saviez de quoi parler. Il n’y avait là aucun interdit de parole, pas de , comme on a dit par la suite, pas de faire semblant, pas de morale. Vous pouviez même faire des blagues, et vous ne vous en priviez pas ! Vous partagiez le même univers. « politically correct » Cette parole n’effrayait pas celui auquel vous vous adressiez. Car parler, faut-il le rappeler, était dangereux. Parler convoquait l’horreur, « invitait » le bourreau dans la conversation, replongeait les victimes dans l’expérience abominable. Ceux qui l’avaient partagée n’en étaient pas atteints, alors que les autres, effrayés, se bouchaient les oreilles.
L’envers du monde
Les survivants sont des êtres différents, un peu à la manière de ceux qui ont eu accès à des savoirs secrets. Plongés durant des années dans une expérience hors du commun, vous avez été métamorphosés, et le résultat de cette métamorphose, vous êtes seuls à le connaître. Ni vos proches qui, par chance, n’ont pas été déportés, ni vos enfants, qui sont restés cachés pendant la Shoah ou qui sont nés après, ne connaissent ce à quoi vous avez eu accès : l’envers du monde. Ainsi, nous, vos héritiers, les personnes dont vous devriez être le plus proches, à vos yeux, nous étions comme les autres, des « n’importe qui », des sortes d’étrangers. Vos semblables, vos complices, votre « vraie famille » étaient ceux qui avaient connu le camp, avec vous, comme vous, la souffrance extrême, infligée par les bourreaux génocidaires ; ceux qui, comme vous, avaient rencontré la mort en face ; ceux qui, comme vous, sans comprendre comment ni pourquoi, sont revenus du monde des morts. Et vous n’avez jamais cessé d’être accompagnés par ceux qui ne sont pas revenus – les membres de votre famille, les compagnons déportés. Les morts de la Shoah étaient là, à vos côtés, ils ne vous ont jamais quittés, vous ne les avez jamais quittés. Ceux-là mêmes que vous vous promettez de retrouver, dans « le monde d’après ». !
Survivants de la Shoah, je vous adresse une requête : ne nous oubliez pas ! Racontez à ceux qui sont partis avant vous qui nous sommes ; racontez-leur que la vie juive a repris après la Shoah. Nous ferons en sorte qu’elle se transmette, « de génération en génération » – comme on dit en hébreu : Dor va Dor. Dites-leur aussi que les juifs continueront de penser, de créer, de prier et de danser après le terrifant massacre antisémite du 7 octobre 2023.
Nathalie Zajde, maîtresse de conférences en psychologie à l’université Paris-VIII- Saint-Denis, dirige le service du Centre Georges-Devereux dédié aux survivants de la Shoah et à leurs familles.
Photo : Nathalie Zajde en décembre 2017 lors d’une conférence sur la mémoire organisée par l’ECUJE (Crédit: capture d’écran Youtube/Ecuje)