Alfred FELDMANN
Ce travail a été réalisé par une classe de Terminale du lycée Maurice Ravel (Paris 20e) en 2023-24, sous la direction de leur enseignant d’histoire et professeur principal, Philippe Landru. Composée d’une trentaine d’élèves, la classe fut divisée en trois pour travailler, dans le cadre du projet convoi 77, sur trois biographies différentes. Dix élèves furent donc amenés à travailler sur la biographie d’Alfred Feldman. Ce travail qui dura toute l’année constitua le projet d’EMC évalué pour leur baccalauréat.
PRÉAMBULE
Lors du lancement du projet de biographie d’Alfred Feldman, nous sommes entrés en contact avec deux de ses descendantes, Jeanne et Marie Parrinet. Jeanne nous apporta quelques dossiers supplémentaires précieux sur sa vie professionnelle ; sa famille ayant fait quelques recherches pour comprendre ses origines. Malheureusement, cette connaissance était très limitée : si le grand-père de Jeanne et Marie est censé être le fils d’Alfred Feldman, tout repose sur une reconnaissance faite par celui-ci. Par la suite, comme nous le verrons, cette paternité « disparaît » de toutes les traces administratives que nous possédons sur Alfred Feldmann. Son fils est encore vivant, mais très âgé, et fortement marqué par une jeunesse difficile traumatique ; la famille Parrinet n’est pas en mesure de l’interroger pour glaner des souvenirs que celui-ci pourrait avoir de ses parents. Situation familiale frustrante et pourtant très classique.
Si nous sommes parvenus à résoudre quelques mystères sur ses origines et son trajet de vie, force est de constater que bien des zones d’ombre demeurent. Dans la perspective de recherches futures, familiales ou universitaires, nous conclurons cette biographie par un état des lieux des mystères non résolus, en proposant parfois quelques pistes.
I LES ORIGINES FAMILIALES D’ALFRED FELDMAN
Bien que né en 1910 à Paris, Alfred Feldman possède des origines roumaines.
A. Ses parents et son frère
Alfred Feldman, qui nait le 16 décembre est le fils de Salomon Fritz Feldmann[1] et de Berthe Marcus.
Acte de naissance d’Alfred Feldman, 19 décembre 1910, Paris 12e,
État civil de Paris en ligne
Nous possédons hélas peu d’informations sur ses ascendants : Salomon Fritz Feldman, naquit le 15 novembre 1881 à Caracal, en Valachie. Il est le fils d’Emmanuel Feldmann, décédé avant 1902, et d’Anna Salomon, qui vivait encore en 1902 à Bucarest. Nous savons grâce à son dossier de naturalisation qu’il épousa le 15 septembre 1909 à Caracal, en Roumanie, Berthe Marcus. Elle est née le 25 février 1882 à Bucarest[2], et on ignore le prénom de son père ; sa mère étant désignée que sous le patronyme de Roscutipain (ou Rostrepain), patronyme qui ne semble pas exister et qui témoigne sans doute d’une incompréhension du nom donné à l’Etat-civil parisien. Le couple est donc arrivé en France peu de temps après leur mariage[3].
Dans son dossier de naturalisation, on possède quelques détails physiques sur Salomon : il mesure 1,64m, a les yeux bleus et le visage ovale. De 1903 à 1906, il fit son service militaire à Pitești (Roumanie) dans le 4e Régiment d’Infanterie.
Le 05 août 1914, une loi est promulguée autorisant « le gouvernement à naturaliser, sans condition de résidence, les étrangers qui contracteront un engagement pour la durée de la guerre ». Salomon s’engage donc dès le 21 août dans la Légion étrangère (matricule 24 520). Il fit la Première Guerre mondiale, et le 05 juillet 1916, à Belloy-sur-Santerre, (80), fut blessé par balle à l’abdomen et au genou, lors de la bataille de la Somme[4], ce qui lui valut d’être cité à l’ordre du régiment, d’obtenir la Croix de guerre et de percevoir par la suite une pension pour 15% d’invalidité. Dès 1915, il engagea une procédure de naturalisation pour lui et son épouse, mais parce que le couple ne parvint pas à fournir les pièces d’Etat-civil roumaines, celle-ci fut ajournée.
En 1925, il réitère sa demande : il habite alors au 34 rue Amelot, dans le 11e arrondissement, et est ferblantier. Il gagne alors environ 30 Frs par jour et paye 520 francs de loyer par an. Ils obtiennent alors la nationalité française, comme le confirme la parution au Journal Officiel du 28 mars 1927.
1 : Dossier de naturalisation, Archives Nationales, BB_11_6137_16778X14
2 : 34, rue Amelot, Paris 11e, Photo personnelle
Léopold Armand (qui apparaît également sous le prénom de Paul dans les actes), second fils de Salomon et frère d’Alfred, naquit à l’hôpital Rothschild le 29 juin 1917. Il mourut le 18 septembre 1926 au domicile de ses parents, rue Amelot. Il fut inhumé en un premier temps au cimetière parisien de Pantin (93) avant le transfert de ses restes le 07 octobre 1936 dans le caveau de sa mère au cimetière parisien de Thiais (91).
Entre 1933 et 1935, à une date qui nous est inconnue, Salomon et sa famille quitte la rue Amelot pour le 109, rue Cambronne. C’est à cet endroit qu’est déclarée vivre Berthe Marcus lorsqu’elle mourut le 28 juillet 1935 à l’hôpital Necker[5]. Elle fut inhumée au cimetière parisien de Thiais (91), dans la 15ème division[6], où, l’année suivante, comme nous l’avons vu, on transféra dans sa tombe les restes de son fils décédé dix ans auparavant et inhumé à Pantin.
109, rue Cambronne,
Photo personnelle
Acte de décès de Berthe Marcus, 21 juillet 1935, Paris 15e,
État civil de Paris en ligne
Sur l’acte de décès de son épouse, Salomon est clairement identifié comme survivant. C’est en outre confirmé par le fait qu’il apparaît bien dans le recensement de 1936 au 109, rue Cambronne. Pourtant, il semble disparaître ensuite définitivement des registres : aucune trace dans la totalité de l’Etat-civil parisien, pas plus que dans les registres d’inhumation du cimetière de Thiais, entre 1936 et 1975, où il aurait pu hypothétiquement rejoindre son épouse et son fils. On ignore donc quand et où mourut Salomon et ce qu’il advint de sa dépouille.
B. Son oncle
On sait que Salomon Feldmann avait trois frères[7] : deux restèrent en Roumanie mais son frère Saïe Fernand s’installa à Paris, quelques années avant Salomon[8].
(I)saïe Fernand Feldman, né le 20 décembre 1873 à Bucarest, se maria le 23 janvier 1902 dans le 11e arrondissement de Paris avec Rosa Weinberg. On connaît deux enfants du couple : Alfred, né le 29 août 1903 à Paris 11e[9], et Blanche, née le 27 février 1905 à Paris 11e. Il réside au 60, rue Saint-Sabin (Paris 11e) à son mariage, et le couple habite au 4, rue Bréguet (Paris 11e) à la naissance de leurs deux enfants. A partir de 1910, la famille vit au 109, rue Cambronne (Paris 15e)[10]. Fernand obtint la nationalité française par décret du 04 mars 1912 et fut mobilisé en 1915 dans la 11e section des commis et ouvriers d’administration[11]. Son épouse Rosa décéda le 07 mars 1916 à l’hôpital : elle fut inhumé dans un caveau du Père Lachaise (96ème division) où devaient la rejoindre plus tard plusieurs membres de sa famille (dont ses parents) et son époux. Les recensements permettent de suivre le parcours de Isaïe Fernand par la suite : à celui de 1926, il vit rue Cambronne avec ses deux enfants. Dans celui de 1931, il vit encore avec son fils (sa fille est mariée), et une domestique, Blanche Picault, originaire du Loiret. C’est au début des années 30, comme nous l’avons vu, que son frère Salomon le rejoint au 109 de la rue Cambronne. Dans le recensement de 1936, son fils est parti et il vit seul avec sa domestique. C’est dans ce même domicile de la rue Cambronne qu’il meurt en 1966. Il fut inhumé dans le caveau familial de son épouse au Père Lachaise. Ferblantier à l’origine, il est déclaré à partir de 1910 et jusqu’à sa mort chemisier et commerçant.
Tombeau de famille Weinberg, Père Lachaise, 96ème division
Photo personnelle
C. Son cousin Alfred
Alfred, né le 29 août 1903 à Paris 11e était le fils de Saïe Fernand, et donc le cousin de « notre » Alfred. Nous ignorons si les deux cousins se fréquentaient régulièrement, mais ayant retrouvé quelques informations sur lui, il nous a semblé intéressant de les mentionner dans la perspective d’une éventuelle étude plus approfondie des parcours familiaux. Cela nous semble d’autant plus pertinent que tout deux ayant le même prénom, on pourrait facilement attribuer à l’un des éléments biographiques de l’autre.
Le 30 janvier 1934, Alfred épouse à Strasbourg Simone Bicard, issue d’une famille juive de la ville. A cette occasion, dans le journal Die Neue Welt, organe du parti communiste alsacien, on apprend qu’Alfred a fait don de 200 frs à l’administration des pauvres. On ne connaît pas d’enfant à ce couple.
Chemisier et commerçant comme son père, on apprend dans publications légales des Archives commerciales de France du 10 février 1941 qu’avec quatre autres personnes, il enregistre la création d’une société à responsabilité limitée au nom de « Chemiserie-Chapellerie Fernand » ayant pour but « le commerce et l’industrie de chemiserie et chapellerie ». Son adresse est fixée au 55, rue du Président Wilson à Levallois-Perret (92), qui est également l’adresse d’Alfred à l’époque. Alfred verse au capital la somme de 45 000 frs, ce qui en fait le principal investisseur. Le capital est fixé à 100 000 francs, divisé en 100 parts de mille francs chacune : Alfred possède en son nom propre 45 parts. La publication indique cependant que la société est administrée par M. Louis Dalibert, comme seul gérant avec les pouvoirs les plus étendus pour agir au nom de la société.
Archives commerciales de France, 10 février 1941
Quatre personnes à l’origine de l’entreprise donc, dont deux (Dalibert et Sorbiers de la Tourasse) aux noms sans consonance juive. A cette époque, en zone occupée, on pratique l’aryanisation des entreprises juives depuis mai 1940[12]. L’entreprise ne pouvait donc pas mettre un Feldman en avant ! On remarque également que la société porte le nom de « Fernand », qui était le prénom du père d’Alfred. On peut imaginer – sans certitude- que celui-ci y travailla.
Alfred mourut le 30 novembre 1992 à Genevilliers (92).
II. ALFRED DE 1910 A 1939
« Notre » Alfred nait donc le 16 décembre 1910 au 9, rue Erard dans le 12e arrondissement de Paris. Cette adresse ne correspondant pas à un établissement hospitalier, on peut penser qu’il est né au domicile d’une sage-femme. Trois jours plus tard, c’est son oncle Fernand qui déclare sa naissance à la mairie du 12e arrondissement.
Nous ne possédons hélas aucune information sur l’enfance et l’adolescence d’Alfred entre, en particulier sur l’école qu’il fréquenta[13]. On retrouve la trace d’Alfred en 1929, alors qu’il a 18 ans : le 28 janvier, il part au service militaire dans la Marine où il demeure jusqu’en janvier 1932.
Le 06 septembre 1931, alors qu’il est matelot domicilié sur le Bearn à Toulon (83), il reconnaît dans cette même ville la naissance d’un enfant né le 09 septembre 1930 à Paris 12e de Marie-Louise Hellegouarch, et enregistré sous l’identité de Gilbert Hellegouarch. Cette naissance reste un mystère dans la mesure où par la suite, dans la quasi-totalité des documents concernant Alfred, il ne sera plus jamais question de ce fils né hors-mariage.
Acte de reconnaissance de Gilbert Hellegouarch, 5 septembre 1931,
État civil de Toulon (83)
Un état de services nous permet de connaître sa situation professionnelle durant les années 30 : manœuvre au 14, rue Amelot début 1932, sans travail de février 1932 à juillet 1933, perceur chez Ferodet au 23, rue du général Brunet (Paris 19e) de juillet 1933 à décembre 1934, manœuvre à la manufacture de papiers Walton et Place au 15-17, rue David d’Angers (Paris 19e) entre décembre 1934 et avril 1936 ; il fut jusqu’en 1937 manœuvre sans emploi fixe.
Archives de la STCRP
Le 15 juillet 1933, alors qu’il est déclaré vivre au 34, rue Amelot chez ses parents, il épouse dans le XIXe arrondissement de Paris Céline suzanne Schmotterer[14], une dactylographe vivant dans ce même arrondissement. A une date indéterminée, le couple d’installe au 78, rue Julien Lacroix (Paris 20e).
Acte de mariage d’Alfred Feldman et de Céline Schmotterer, 15 juillet 1933, Paris 19e
État civil de Paris en ligne
78, rue Julien Lacroix, Paris 20e,
Photo personnelle
Le 8 mars 1937, on possède les tests d’aptitudes qu’Alfred passa pour entrer à la STCRP (Société des transports en commun de la région parisienne)[15]. Un certificat psychotechnique le déclare apte. Il intègre l’entreprise le 14 avril suivant en tant que stagiaire : il habite alors au 88, rue de Crimée[16].
Documents issus des archives de la STCRP
Il devient titulaire le 19 avril 1938 en tant que receveur machiniste, et est affecté au centre-dépôt de Lagny[17].
III. LA GUERRE
Le 28 août 1939, Alfred Feldman est mobilisé. On ne possède malheureusement aucun document sur ce que furent ses mois de guerre. Démobilisé le 11 septembre 1940, il ne revint pas travailler à la STCRP : cette entreprise privée exerçant un service public vit, avec l’entrée en guerre, son réseau de surface réduit à sa plus simple expression avec l’utilisation de bus à gaz et de trolleybus, tandis que le métro, appartenant à la CMP (Compagnie du chemin de fer métropolitain de Paris) augmenta son trafic. La STCRP fit appliquer scrupuleusement les lois vichystes : ainsi, dès octobre 1940, chaque employé devait signer une feuille sous serment où il était écrit que pour travailler dans l’entreprise, il fallait être ni juif, ni communiste, ni franc-maçon ; être français de vieille souche, s’engager à ne pas faire de propagande subversive[18]. Ses états de service indiquent assez cyniquement que le 01 janvier 1941, il est « mis en congé spécial de disponibilité » ! Il est indiqué finalement démissionnaire le 09 mai 1941 et, du 03 juin 1941 au 08 décembre 1942, il travaille à la Société française d’articles de penderie au 104-106, rue Oberkampf.
En avril 1942 fut mise en place par le régime de Vichy la Relève, pour répondre aux besoins de main-d’œuvre exigés par le gauleiter Fritz Sauckel au profit de l’Allemagne nazie en échange de la libération de prisonniers de guerre français. Cette mesure ayant eu assez peu de succès (environ 30 000 Français partirent entre avril et août sur les 250 000 attendus), on procéda à partir de septembre à une « relève par réquisition » : c’est dans ce cadre de « travailleur requis » qu’Alfred fut envoyé en Allemagne en décembre 1942. Il fut embauché pour une durée de un an en tant que découpeur aux établissements Farben in Industrie Artiengesellchaft à Ludwigshafen. Les documents de cette époque attestent de sa nationalité française et de son appartenance au catholicisme : on peut penser que ses origines juives sont inconnues de l’administration allemande. Il n’y demeure pas longtemps car il est réformé définitivement pour hernie et empoisonnement du sang Il est rapatrié en France le 27 janvier 1943.
DAVCC 27-P-3394-Ancien classeur 7
Il retrouve son épouse au 78, rue Julien Lacroix. Un document de la Préfecture daté de 1948 indique qu’il travailla à son retour aux PTT de la gare de l’Est. Ce document sème un trouble que nous n’avons pas levé : il précise que le 23 mars 1943, il fut arrêté par les autorités allemandes à son travail pour raison raciale. Il ajoute qu’incarcéré à Drancy, il fut ensuite déporté en Allemagne !
Direction des Renseignements Généraux,
Archives de la Police
Il y a des incohérences dans ce document : l’incarcération à Drancy fit suite à une arrestation le 27 juillet 1944. Fut-il libéré (sans que l’on sache bien comment) suite à cette première arrestation ? Cela signifierait qu’il connut trois arrestations : en mars 43, en mai 44 puis en juillet 44 ! En outre, on sait que lors de son arrestation en mai 1944, Alfred était chauffeur pour le compte de la STUR (Société de transports urbains et ruraux) au 156 rue de Vaugirard (15e).
Le 28 mai 1944, il est arrêté puis écroué à la prison de la Santé pour infractions aux lois sur le rationnement[19]. Après avoir bénéficié le 19 juillet suivant d’une ordonnance de mise en liberté provisoire, il fut arrêté à nouveau le 27 du même mois, et remis à la disposition à la brigade Permilleux du service juif[20].
Écrous du 21 juillet et du 27 juillet 1944,
Archives de la Police
Interné à Drancy le 29 juillet 1944[21], il fut déporté à Auschwitz le 31 juillet par le convoi 77.
Archives du Mémorial de la Shoah
Dès le 13 octobre 1944, on possède une lettre de son épouse envoyée à la Direction Générale des Affaires Sociales, demandant des renseignements sur son mari depuis sa déportation le 31 juillet 1944. La réponse, en décembre, ne lui apprend rien, sinon que « la plupart des déportés israélites ont été dirigés sur des camps de Haute Silésie et du Protectorat ».
Lettre de Céline Feldman, 13 octobre 1949,
DAVCC 27-P-3394, Ancien classeur 13
On ne sait pas quand il quitta Auschwitz pour Buchenwald, mais on peut penser qu’il en fut évacué en janvier et qu’il participa aux « marches de la Mort » comme beaucoup d’internés. A Buchenwald, il fut affecté au bloc 49 du petit camp. En février, il est à Gross Rosen. Un document de l’ITS de Bad Arolsen nous apprend qu’il était considéré par les autorités concentrationnaires comme un « mischling », un « métis » selon la sémantique nazie, terme en réalité assez flou souvent traduit par « demi juif ».
On aborde ici un point important pour lequel nous avons peu d’informations : l’identité juive d’Alfred Feldman. En dehors des documents datant de l’Occupation, aucun n’aborde cette question, en particulier aucun document du dossier de naturalisation des parents d’Alfred. Evidemment, les noms et les prénoms des membres de la famille ne laissent pas planer de doute quant à cette origine[22]. On sait également que Simone Bicard (épouse du « cousin » Alfred) appartenait à une famille juive alsacienne. Ce terme de mischling laisserait penser qu’un seul de ses parents était juif, bien que l’on puisse penser que les deux parents d’Alfred l’étaient (sans présumer pour autant de leur foi ou de leur pratique, pour lesquels nous ne possédons aucune trace). Alfred, sur tous les documents, est identifié comme catholique. Fut-il considéré « demi juif » dans la mesure où il avait épousé une non-juive ? En 1944, il fallait remplir les trains, et les nuances faites dans les considérations raciales des nazis au début de la guerre n’avaient plus guère d’importance.
Archives Bad Arolsen, Enveloppe-Buchenwald-FELDMANN5846884-recto_1.1.5.3
Le 26 mai 1945, on retrouve Alfred dans un centre sanitaire de Metz (57). S’il est un survivant des camps, une fiche médicale atteste de son très mauvais état général : il pèse 52 kgs pour 1.72m, a perdu 17 kg. La fiche fait état d’une mauvaise dentition, d’un poumon gauche voilé et de rhumatismes articulaires.
DAVCC 27-P-3394, Ancien classeur 3
On notera au passage une erreur trouvé sur le site du Mémorial de Yad Vashem, où il est déclaré avoir été assassiné dans les camps !
IV. LA VIE APRÈS LA GUERRE : 1946-1976
Alfred survécut trente ans à la déportation, et on aimerait avoir une idée de ce que fut sa vie ensuite. Hélas, en dehors de données professionnelles, nous ne possédons quasiment aucune information.
Alfred en 1948,
Photo du dossier des archives de la RATP
En décembre 1946, il est réintégré en tant que machiniste à la CMP, avec une reconstitution de sa carrière. On sait qu’il avait démissionné en 1941, sans savoir ce qui relevait alors d’une décision personnelle ou des lois vichystes. Il est affecté au centre-dépôt Michelet, à Saint-Ouen. On sait également qu’au sortir de la guerre, pour une raison inconnue, il est chargé de famille de Claudine Schmotterer, nièce de son épouse née en 1942 et donc très jeune à l’époque.
Les examens médicaux qui suivent attestent des séquelles de la déportation et de la dégradation de sa santé : entre avril 1947 et mai 1948, il est déclaré inapte comme receveur. En décembre 1950, un nouveau certificat psychotechnique est plus qu’alarmant : à l’issue, il est déclaré inapte à la conduite des voitures. Alfred fait appel de cette décision qui est finalement confirmée. Un document lié à son dossier professionnel mentionne les accidents qui eurent lieu durant sa carrière de personnel roulant.
Documents issus des archives de la STCRP
En 1949, il obtient le statut de déporté de droit commun.
DAVCC 27-P-3394, Ancien classeur 4
Alfred en 1958,
Photo du dossier des archives de la RATP
Il est muté en 1956 au centre-dépôt Hainaut, à Porte de Pantin, où resta jusqu’à sa retraite. Au début des années 60, son état de santé se dégrade fortement : une notification de décision d’aptitude le déclare inapte au service roulant, et elle indique qu’on doit lui éviter les travaux pénibles et le contact avec le public. La station debout lui est difficile. En 1961, il est surveillant d’établissement au centre Hainaut. On lui attribue la médaille d’honneur des chemins de fer début 1962.
Archives de la RATP
Alfred obtient son départ en retraite pour le 1er septembre 1962, mais malade du cœur, il est hospitalisé et cette demande est différée. Il part finalement en retraite le 21 mai 1963.
Alfred en 1963,
Photo du dossier des archives de la RATP
Eut-il durant cette vie d’après-guerre des relations avec ce fils qu’il avait reconnu en 1931 ? Impossible de répondre à cette question, mais mentionnons néanmoins deux documents :
- La mère de Céline Schmotterer décéda en 1957 : nous possédons le faire-part de son décès, et si toute sa descendance est mentionnée, Gilbert (qui, certes, n’était pas son petit-fils) n’apparaît pas, confirmant qu’il ne faisait pas partie de l’entourage familial proche.
- Un autre document daté de 1960 présente une chronologie de ses arrêts. Beaucoup plus intéressant pour nous : elle fait mention, pour la seule et unique fois depuis sa naissance, de son fils Gilbert.
Archives de la RATP
Alfred Feldman décède le 05 mai 1976 à l’hôpital de la Salpétrière (47, Boulevard de l’Hôpital 75013) alors qu’il habite à Epinay-sur-Seine (93), au 4, rue Hector Berlioz (une tour HLM).
Acte de décès d’Alfred Feldman, 5 mai 1976, Paris 13e,
Archives familiales
Il repose dans la concession 694 TR 1976 du cimetière parisien de Pantin (63ème division, ligne 6, tombe 35). Sa veuve, Céline Schmotterer, lui survit encore vingt cinq années et meurt le 15 juillet 2001 à Tourcoing (59) à l’âge de 91 ans. Elle repose avec lui.
Tombe d’Alfred et de Céline Feldman, cimetière parisien de Pantin, 63e division,
Photos personnelles
V. ÉTAT DES LIEUX : LES ZONES D’OMBRE NON RÉSOLUES
- Que devint Salomon Feldman, le père d’Alfred, après 1936 ? Où mourut-il et où fut-il inhumé ? Malgré des recherches exhaustives dans la totalité de l’Etat civil parisien sur tous les arrondissements, nous n’avons rien trouvé. Aucune information également dans les registres d’inhumations de la totalité des cimetières parisiens intra et extra muros.
- Habitant dans le 11e arrondissement (rue Amelot) dans sa jeunesse, Alfred fut très certainement scolarisé dans une école du quartier, mais nous ne sommes pas parvenus à retrouver laquelle.
- Bien que possédant son matricule militaire, nous ne sommes pas parvenus à prendre connaissance du dossier militaire du « matelot » Alfred Feldman. C’est d’autant plus frustrant que ses états de service nous auraient sans doute pu comprendre comment et à quel moment il avait rencontré Marie-Louise Hellegouarch (on imagine – sans preuve – un passage à la base de Lorient. Gilbert naissant début septembre 1930, il fut sans doute conçu à la fin de l’année 1929… Un enfant de Noël ou du Jour de l’An ?
- Le plus grand mystère demeure évidemment la parenté de Gilbert : son acte de naissance indiquant la reconnaissance par deux pères différents, ce qui est légalement impossible !
Notes & références
[1] Son nom s’écrit avec deux « n », alors que celui de son fils n’en prend qu’un.
[2] Un autre document la dit née à Craiova le 20 octobre 1883
[3] Un document contenu dans son dossier de naturalisation indique Salomon présent en France depuis le 10 avril 1909 : serait-il retourné en Roumanie pour se marier ?
[4] Le 4 juillet 1916, la première ligne allemande fut prise par les soldats français à Dompierre-Becquincourt, Fay et Assevillers. Les soldats allemands se replièrent sur leur deuxième ligne fortifiée de Belloy-en-Santerre. Les fantassins du 35e corps d’armée et ceux du régiment de marche de la Légion étrangère montèrent à l’assaut, baïonnette au canon, sur un terrain découvert. Ils furent mitraillés à 300 m des lignes allemandes. Néanmoins, malgré le nombre élevé de victimes (900 tués : parmi eux figuraient le poète américain Alan Seeger), les Français furent maîtres du terrain mais durent subir plusieurs contre-attaques. Source : Wikipedia.
[5] Son acte de décès témoigne du peu d’informations que possède l’administration de l’hôpital, qui la fait naître le 15 novembre 1881, qui est la date de naissance de son mari ! L’acte ignore l’identité de son père, et c’est l’unique mention d’une mère qui se serait appelée Roscutipain.
[6] La tombe n’est pas indiquée reprise : elle fut renouvelée en 1936, 1940 et 1958.
[7] Dossier de demande de naturalisation.
[8] C’est sans-doute lui qui encouragea l’arrivée de Salomon en France, et l’installation dans le 11e arrondissement.
[9] Il ne doit pas être confondu avec son cousin germain, « notre » Alfred.
[10] On le sait car c’est là que réside Alfred lorsqu’il est l’un des déclarants de la naissance de son neveu Alfred.
[11] Dossier 9.446 x 09.
[12] La loi d’aryanisation des biens juifs fut prise le 22 juin 1941 par le gouvernement de Vichy.
[13] On sait seulement que jusqu’à son service militaire, il vivait au 109, rue Cambronne.
[14] Née le 1er mars 1910 à Paris 19e de Eugène François, 42 ans, cordonnier, et Marie GUERRE, 30 ans, journalière, vivants 88 rue de Crimée. Décédée à Tourcoing le 15 juillet 2001.
[15] Absorbée le 1er janvier 1942 par la Compagnie du chemin de fer métropolitain de Paris, elle fut l’ancêtre de la RATP.
[16] Il s’agit du domicile des parents de son épouse. L’immeuble a fait place à une construction nouvelle.
[17] Situé à l’angle des rue des Pyrénées et Lagny, dans le 20e arrondissement.
[18] GERÔME Noël & MARGAIRAZ Michel, dir. Métro, dépôts, réseaux – Territoires et personnels des transports parisiens au XXe siècle. Paris : Publications de la Sorbonne., 2016.
[19] Nous n’avons pas le détail : trafic de tickets, fausses cartes, marché noir ? On ignore s’il fut victime d’une dénonciation. Le mandat de dépôt est réalisé par un certain « M. Gagne ».
[20] Le commissaire Charles Permilleux était responsable du Service des affaires juives rattaché en 1943 à la Police judiciaire, est chargé à partir de novembre 1942 d’arrêter les juifs en infraction avec les ordonnances allemandes. Il dirigea « sans état d’âme » un service qui multiplia les opérations d’initiative et établit les procédures légales pour les transferts à Drancy des israélites arrêtés. La brigade Permilleux, formée de cinquante inspecteurs, enquêtait à partir de dénonciations parvenues au Service juif de la Gestapo. La brigade devait les identifier car ces dénonciations étaient imprécises et les juifs se cachaient. Au total, 5175 juifs furent arrêtés par cette brigade, ce qui représente 56 % de l’ensemble des arrestations opérées à Paris par la PJ entre janvier 1942 et juillet 1944. Permilleux fut plus tard été jugé et blanchi par le témoignage de plusieurs juifs.
[21] A son arrivée, il possède 375 francs déclarés au chef de la police du camp.
[22] Le décès de Berthe Marcus épouse Feldman, sa mère, apparaît dans la rubrique nécrologique de l’hebdomadaire illustré Le Journal juif en date du 09 août 1935 (voir Le Journal juif : hebdomadaire illustré | 1935-08-09 | Gallica).