Emmener des élèves sur les traces de la Shoah, à Paris et à Berlin

Mmes Hélène Guerder, Marianne Hoock-Douilly et Lisa Rech sont professeures d’histoire-géographie et d’allemand au Lycée Franco-Allemand de Buc (Yvelines). Depuis janvier 2024, elles ont rejoint le projet international Convoi 77. Avec une classe de Troisième de 31 élèves, elles travaillent à la rédaction des biographies de trois déportés : Flora Cahen, Mirthil Cahen et Riven Kirschbaum. Un travail mené en classe mais aussi sur le terrain avec des visites et un voyage à Berlin au cours duquel les élèves ont été reçus à l’ambassade de France. Ces trois enseignantes ont accepté de témoigner de leur expérience sur ce projet.

 

Convoi 77 : Comment avez-vous rejoint le projet international Convoi 77?

Hélène Guerder : Avec l’approche de la commémoration des 80 ans de la libération d’Auschwitz nous avons voulu nous former sur le sujet puis réinvestir cette formation. Nous avons eu la chance de suivre ensemble l’Université d’été du Mémorial de la Shoah, où Claire Podetti a présenté l’association Convoi 77. Nous nous sommes immédiatement intéressées à ce projet.

Marianne Hoock-Douilly: Depuis, nous avons été rejointes par nos collègues de lettres et d’arts plastiques.

 

C77 : Comment en êtes vous arrivés à travailler sur ces trois personnes?

HG : En raison de notre spécificité franco-allemande, nous avons pris le parti de travailler sur des personnes nées en Allemagne et déportées depuis la France. Nous avons commencé à travailler sur Riven Kirschbaum, né à Berlin en 1922, et Flora Cahen, née à Hillbringen en 1874. Nous nous sommes vite aperçues que cette dernière avait été déportée dans le convoi 77 avec son époux Mirthil. Nous avons donc choisi d’écrire la biographie du couple Cahen.

 

C77 : Comment avez-vous préparé ce travail?

MHD : Nous avons mené un travail de recherche documentaire important en amont pendant neuf mois. Nous avons pu ainsi accéder à de nombreuses archives supplémentaires, trouvées aussi bien en France qu’en Allemagne.

HG : Nous avons aussi eu accès à des archives familiales par l’intermédiaire des descendants de Flora et Mirthil que nous avons retrouvés aux États-Unis.

Lisa Rech : Il faut savoir que l’association n’avait en sa possession que deux documents sur Flora Cahen, et aucun sur Mirthil, mais une centaine sur Riven Kirschbaum. Ce qui est extraordinaire, c’est qu’il sera finalement plus facile de rédiger la biographie des Cahen. Riven Kirschbaum est un personnage très mystérieux qui nous échappe encore.

 

C77: Comment êtes-vous entrées en contact avec les descendants des Cahen?

LR : Au Mémorial de la Shoah, nous avons retrouvé le journal intime qu’Ida Kahn, la sœur de Flora Cahen, a écrit en 1942. Nos élèves ont envoyé une demande au Mémorial pour entrer en contact avec la personne qui avait déposé ce journal (nous ne savions alors pas de qui il s’agissait). Herbert Friedemann, aujourd’hui âgé de 94 ans, le petit-neveu de Mirthil et Flora, leur a répondu et a accepté de venir les rencontrer au Lycée Franco-Allemand le 11 mars 2025. C’est probablement la dernière personne vivante à avoir connu Flora et Mirthil Cahen et à pouvoir témoigner de la vie de leur famille dans les années 1930. Nous avons également retrouvé l’arrière-petit-fils de Flora et Mirthil Cahen grâce aux réseaux sociaux. Nous savions que leur petit-fils était parti aux Etats-Unis après la guerre. Aujourd’hui, les descendants des Cahen vivent à Los Angeles, San Francisco, Washington D.C. et New York.

MHD : Nous avons les donc contactés et ils ont immédiatement répondu. Les élèves ont aussi réussi à retrouver une arrière-petite-nièce des Cahen.

HG : Nous avons vite établi un échange amical avec l’arrière-petit-fils et les arrière-arrière-petits enfants de Flora et Mirthil. Nous avons pu organiser une visio-conférence avec eux pendant une heure de cours. La famille a remercié chaleureusement les élèves pour leurs recherches et ceux-ci ont pu leur poser des questions.

MHD : Cela a également permis aux élèves de comprendre l’importance de leur travail de recherche.

HG : Cet échange a apporté une dimension humaine à notre projet.

 

C77 : Pour quelles raisons ce travail vous a-t-il amenées à partir à Berlin et à y être reçues avec votre classe à l’ambassade de France ?

MHD : L’idée d’un voyage à Berlin s’est imposée à nous assez tôt dans le projet, dans la mesure où Riven Kirschbaum est né à Berlin et y a passé les sept premières années de sa vie.

HG : Il était très important pour nous d’aller sur les traces de la vie juive à Berlin avant la guerre.

LR : Il s’agissait non seulement de découvrir dans quel environnement Riven avait grandi, mais aussi de comprendre la mécanique nazie qui a mené aux déportations. Très vite, s’est greffé un troisième objectif puisque l’association Convoi 77 nous a mises en relation avec l’ambassade de France à Berlin pour que les élèves y présentent l’avancement des leurs recherches.

 

C77 : Les visites dans les lieux de vie permettent-elles de rendre l’approche de ces thématiques plus concrète pour les élèves?

LR : Tout à fait. Lors de notre première séance de travail sur archives, nous avons demandé aux élèves de repérer sur un plan de Paris les adresses de vie de nos trois déportés. Quelques jours plus tard, nous les avons emmenés dans le Xème arrondissement de Paris où ils ont pu voir les lieux dans lesquels Riven Kirschbaum avait vécu et travaillé. Nous savions par exemple qu’il avait habité au 55 rue du faubourg Saint-Martin. Pour l’anecdote, dans cette rue, il n’y a plus d’immeuble au numéro 55, et nous ne savons toujours pas pourquoi. Nous avons fait un travail similaire à Berlin. Lorsque nous avons retrouvé l’adresse où vivaient Riven et sa mère (Grenadierstraße 26), nous nous y sommes rendus avec les élèves.

MHD : C’est une rue qui a été fondamentale dans l’histoire de la vie juive berlinoise, l’équivalent de la rue des Rosiers à Paris. Elle a beaucoup changé depuis mais il nous en reste des photos d’époque et elle est décrite dans des ouvrages et des journaux que nous avons retrouvés. Tout cela va permettre aux élèves de reconstituer la vie quotidienne de la communauté juive de ce quartier et donc de Riven et de sa famille dans les années 1920.

 

C77 : Travailler de cette manière a-t-il changé le rapport de élèves au savoir scolaire?

HG : En temps normal, je ne peux pas approfondir autant la thématique de la Shoah en cours. Les années précédentes, avec mes classes de Troisième, je n’avais pas une approche aussi large ni aussi complète de cette période. L’approche transdisciplinaire nourrit aussi beaucoup les élèves.

LR : Paradoxalement un tel projet est, si j’ose dire, jubilatoire. C’est une thématique qui est très complexe à aborder et très lourde. Or le projet Convoi 77 nous permet de changer complètement notre approche, puisque les élèves sont en permanence acteurs. Nous sommes entrés dans le projet par le livre de Bastien François, Retrouver Estelle Moufflarge. Les astres se sont bien alignés puisque l’auteur a tout de suite accepté de venir présenter son travail de recherche aux élèves. Comme Bastien François, nous avons toujours voulu «retrouver» «nos» déportés, c’est-à-dire leur rendre vie : Que voyait Riven Kirschbaum quand il sortait de chez lui, enfant, Grenadierstraße 26 ? À quoi ressemblaient les gens qu’il croisait ? Pour les élèves, cela signifie plonger dans la vie de Riven, Flora et Mirthil, et non pas juste parler de leur mort. Bastien François a beaucoup insisté sur ce point dans sa conférence : il ne voulait pas réduire Estelle seulement à Auschwitz.

 

C77 : En menant ce travail, vos élèves ont-ils développé des compétences nouvelles?

HG : Tout au long du projet, les élèves démontrent leur impressionnante ténacité. Ils déploient des trésors d’inventivité pour trouver des informations et résoudre des problèmes face à leurs nombreuses interrogations.

LR : Ils développent une polyvalence stupéfiante pour des élèves de Troisième car ils travaillent sur des archives de natures très différentes, de plus en trois langues (français, allemand, anglais).

HG : Ils sont capables de faire spontanément le lien entre nos disciplines, de mettre par exemple en relation les œuvres littéraires étudiées en parallèle en cours de français, les visites pédagogiques effectuées à Paris et à Berlin, les sorties au théâtre et les sujets abordés lors de la recherche. Je l’ai constaté en corrigeant leurs copies : il est rare que des élèves de Troisième soient capables de faire des passerelles sans qu’on le leur demande. Ils vont bien au-delà de nos attentes.

MHD : En échangeant avec les parents, nous savons également que les élèves parlent de leurs recherches à la maison. Le projet a dépassé le cadre scolaire. Certains parents ont même lu les livres étudiés par leurs enfants.

HG : Les familles soutiennent fortement notre initiative. Elles auraient même aimé pouvoir participer à notre voyage !

 

C77 : Quelles sont les prochaines étapes pour votre classe ?

LR: D’abord il nous faut terminer la phase rédactionnelle pour la restitution des biographies. Nous avons décidé de les publier en trois langues : en français et en allemand bien sûr, mais également en anglais puisque les descendants des Cahen aux États-Unis sont impliqués dans le projet. Cela représente un gros défi organisationnel, puisque chaque élève doit apporter sa pierre à l’édifice. C’est un moment passionnant mais également un peu frustrant puisque nous savons que nous allons bientôt devoir mettre un point final à notre travail de recherche alors qu’il pourrait se poursuivre encore longtemps. La preuve : tout récemment, en nous rendant aux Archives Nationales, nous avons découvert que Riven Kirschbaum avait une sœur…une autre piste à explorer !

HG : À l’heure actuelle il reste en effet encore des zones d’ombre dans la vie de Riven, Flora et Mirthil.

LR : Dernier volet important de ce projet : dans les prochaines semaines, les élèves vont également écrire une pièce de théâtre à partir de leur expérience. Ce travail est mené avec leur professeur de français et une comédienne professionnelle. Il s’agit de monter un spectacle qui conjugue leurs impressions, leurs réflexions et leur travail de recherche.

 

Les trois biographies réalisées par les élèves devraient être mises en ligne sur notre site à la fin de cette année scolaire.

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