« Partout en Europe, on s’interroge sur la façon d’enseigner la Shoah »

[Mise à jour : François Croquette a quitté ses fonctions d’ambassadeur au mois d’octobre 2020. Son successeur n’a pas encore été nommé.]

François Croquette est ambassadeur aux droits de l’Homme en charge de la dimension internationale de la Shoah, au devoir de mémoire et aux spoliations. Il représente la France dans les organisations internationales qui traitent de ces sujets, notamment l’IHRA, qui soutient le projet européen Convoi 77.

Quels sont les engagements internationaux de la France sur la mémoire de la Shoah ?

La Shoah et le souvenir de 39 -45 sont devenus un objet de relations internationales. On s’interroge toujours sur la façon dont on étudie et dont on doit faire vivre le souvenir de la Shoah. C’est d’ailleurs toute la question des lois mémorielles qu’on ne peut pas et qu’on ne doit pas instrumentaliser, comme cela a été le cas récemment en Pologne. Aujourd’hui encore, il faut rappeler ce qu’a été la réalité de la Shoah. Il a fallu du temps pour faire ce travail de mémoire. La France a essayé de rattraper le temps perdu et s’est engagée dans les réflexions et les instances pour s’approprier la dimension internationale de la Shoah – qui a touché de près ou de loin presque tous les pays du monde.

Il existe pour cela un forum assez unique, l’IHRA (International Holocaust remembrance Alliance), qui permet de confronter les travaux d’experts et l’implication des gouvernements à travers leurs diplomates. 32 pays en sont membres et y sont représentés par des délégations composées de divers spécialistes comme des historiens, des représentants des lieux de mémoire. Les États y adhèrent sur la base du volontariat. La Bulgarie vient de la rejoindre. Historiquement, les États-Unis, le Canada et Israël ont donné l’impulsion pour créer cette instance internationale. Aujourd’hui, l’IHRA a une composante très européenne, mais des pays comme l’Argentine ou la Turquie ont demandé à devenir observateurs. Tous les pays touchés par la Shoah, ou dans ses répercussions, ont vocation à rejoindre l’IHRA.

L’IHRA s’est engagée depuis peu dans des actions de communication et de soutient de projets de terrain, sur la recherche et la mise en valeur de sites mémoriels avec l’appui d’experts internationaux. Elle rétablit aussi les faits quand cela s’avère nécessaire. L’IHRA a également un rôle de certification des lieux de mémoire, qui peuvent être un sujet sensible dans certains pays comme la Hongrie, la Croatie ou la Serbie, où la mémoire n’est pas forcément traitée à sa juste valeur ou en lien avec d’autres évènements. L’unicité de la Shoah reste la règle commune.

L’IHRA a d’ailleurs proposé une définition de l’antisémitisme en 2016.

Elle est connue pour cela, effectivement. Il s’agissait de donner un outil avec cette définition qui est une définition de travail pour faire cesser les polémiques, établir une boîte à outils pour les politiques et que nous ayons des références communes pour travailler le plus sereinement possible.

Le Président de la République a annoncé lors du diner du CRIF, le 20 février dernier, que la France mettra en œuvre la définition de travail de l’antisémitisme adoptée par l’IHRA. Cette définition de travail peut aider à la décision des magistrats, des policiers. Elle est un guide pour qualifier des faits parfois difficiles à appréhender par exemple, parce qu’il n’existe pas de définition juridique de l’antisémitisme. Elle peut aussi participer au travail des enseignants.

Remarquez-vous des évolutions sur l’enseignement de la Shoah ?

Malheureusement, la nécessité de penser la période de l’après témoins se fait ressentir. Les derniers survivants sont peu nombreux. Nous avons perdu beaucoup de grandes voix comme Elie Wiesel ou Simone Veil ces dernières années, et beaucoup d’autres voix moins connues mais qui résonnaient sur le terrain. Il faut donc penser à d’autres formes de transmission en utilisant bien sûr le legs de leurs témoignages. C’est d’ailleurs tout l’intérêt de projets comme Convoi 77 qui permettent à des jeunes de faire vivre cette parole et cette histoire dont les enseignants sont des passeurs. Ce pont entre les générations est important.

La question des défis pédagogiques se pose à tous les pays, bien qu’elle s’y pose de façon différente. Partout en Europe, on s’interroge sur la façon d’enseigner la Shoah. Un sondage européen paru fin 2018* montrait d’ailleurs qu’il reste à faire en matière d’éducation puisque dans tous les pays, environ 21% des jeunes de 18-24 ans disaient qu’ils ne savaient pas ce qu’est l’Holocauste. Le résultat est assez semblable lorsqu’on pose la question avec le mot Shoah en France**, quand bien même le sujet est au programme d’histoire à divers moments des cursus. Il faut faire des efforts supplémentaires pour toucher ces 21% de jeunes qui n’ont pas conscience du phénomène. Il est important de réfléchir collectivement à ce qu’on pourrait faire de mieux pour s’assurer que le message passe.

C’est aussi dans ce cadre que des outils ou projets nouveaux, comme Convoi 77, ont tout leur sens parce qu’ils font appel à la participation des élèves. Ils mobilisent des compétences diverses chez les jeunes ce qui permet une appropriation active de cette mémoire qui reste ensuite plus profondément enracinée chez eux.

Par son ambition et son échelle, le projet Convoi 77 est exceptionnel. Il existe des actions éducatives, mais plutôt à l’échelle d’un seul pays. Et elles ne font pas autant appel aux nouvelles technologies. De ce point de vue, il est clair que Convoi 77 est un projet pionnier. L’échelle transnationale, européenne, me paraît très pertinente, même si j’ai conscience qu’elle représente un immense défi logistique.

L’IHRA soutient certains projets et participe à la volonté de mutualiser les expériences, dont Convoi 77. La constitution de l’IHRA n’est pas exactement la même que celle des 35 pays concernés par Convoi 77, mais elle s’en rapproche et les recoupe largement. De manière générale, l’équilibre recherché est celui d’une logique de partenariats entre les initiatives individuelles, ou de la société civile et les institutions. Ces initiatives montrent justement que le sujet est toujours d’actualité dans une partie de la société civile.

Quelles sont les ressources proposées par l’IHRA ?

Le site de l’IHRA propose une variété de documents – dont la définition de l’antisémitisme – mais aussi des outils éducatifs pour les enseignants et notamment des réponses concrètes à des situations qu’ils pourraient rencontrer comme des attitudes de contestation de la mémoire de la Shoah.

L’enseignement de cette histoire n’est pas toujours facile. S’y mêlent parfois des questions d’actualité brûlantes ou des confusions – parfois délibérées, malheureusement – entre l’histoire de la Shoah et le conflit israélo-palestinien. La question de l’instrumentalisation de la mémoire peut resurgir à tout moment, c’est pour cela qu’il est important de mener des projets qui permettent d’étudier l’histoire et de bien distinguer les choses.

* : Enquête en ligne réalisée par CNN auprès de 7 092 adultes, de 7 pays différents, dont 1 010 Français, du 7 au 20 septembre 2018.
https://edition.cnn.com/interactive/2018/11/europe/antisemitism-poll-2018-intl/

** : Enquête Ipsos réalisée auprès d’un échantillon représentatif de 1 014 personnes interrogées du 12 au 13 décembre 2018.
https://www.ifop.com/publication/leurope-et-les-genocides-le-cas-francais/

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