Fanny LIBERS
Photo de Fanny – Date inconnue – Archives familiales
Nous sommes un groupe de 10 élèves de 3e B du collège La Cerisaie à Charenton-le-Pont encadrés par notre professeure d’histoire-géographie, Nathalie Baron. Nous avons rédigé la biographie de Fanny Libers grâce à des documents fournis par l’association Convoi 77, ainsi que des documents trouvés au cours de nos recherches. Nous avons eu la chance d’entrer en contact avec Sophie de Juvigny, petite-nièce de Berthe et Fanny Libers, qui a nous fourni de précieux détails et documents sur ses tantes.
La première partie de la biographie de Fanny est en partie commune avec celle de sa sœur Berthe, également disponible sur le site Convoi 77.
Les auteurs : Alice Bitot, Adrien Dabrowski-Richard, Yasmine Dahbi, Arianny De Jesus Rodrigues, Melvil Gautier, Valentin Le Flem, Ewan Martin, Jeanne Ossedat, Eliott Ploix et Lucie Roussel accompagnés par Nathalie Baron.
I – La famille Libers, de la Russie à Paris
Le père de Fanny, Leib est né à Vladimir en Russie à côté de Moscou le 10 octobre 1874, fils d’Isaac, menuisier, et de Sarah Thanis, sans profession, qui habitaient à Loudsky. Sa mère, Esther Fetz est née le 1er juin 1881 à Równo (actuelle ville de Rivne en Ukraine passée successivement sous contrôle russe puis polonais). Son père, Iakov, était commerçant mais aussi gardien d’une des synagogues de la ville. Sa mère, Socia, n’avait pas de profession.
Esther était l’aînée de 4 ou 5 enfants. Elle n’est jamais allée à l’école et ne parlait que le yiddish, langue germanique parlée par les Juifs ashkénazes. La famille devait être modeste car dès l’âge de 8 ans elle a travaillé chez un boulanger, dont elle allait porter le pain chez les clients tous les matins. Devenue adulte, Esther a ouvert un petit salon de thé en face d’une grande école dans la partie chrétienne de Równo.
Le père d’Esther aurait arrangé son mariage avec Leib. Leur première fille est décédée après sa naissance, puis Chiffra est née à Równo le 25 décembre 1903.
Leib a immigré à Paris seul en 1904 avant que sa femme Esther le rejoigne avec leur fille Chiffra. Son départ de Russie est lié au fait qu’il ne voulait pas faire le service militaire de 7 ans imposé depuis le début de la guerre entre la Russie et le Japon qui dura du 8 février 1904 au 5 septembre 1905. De plus les pogroms étaient fréquents dans leur région. Il s’agit d’attaques accompagnées de pillages et de meurtres perpétrés contre la communauté juive à laquelle appartenait la famille Libers.
Leur acte de mariage, qui a eu lieu dans la mairie du XIe arrondissement de Paris le 26 août 1914, indique qu’ils vivaient alors 3 rue Keller dans le quartier de la Bastille, près du faubourg Saint-Antoine, qui est depuis longtemps le quartier parisien où l’on fabrique et vend des meubles.
Berthe est née à Paris le 28 juin 1906 et sa sœur Fanny le 11 septembre 1918.
Acte de naissance de Fanny – Archives Paris – 12N 287
En août 1914, Leib, qui se fait appeler Léon depuis son arrivée en France, voulut s’engager dans l’armée française dans la Légion étrangère, ce qui était possible depuis le décret du 3 août 1914. Mais il fut réformé car il n’aurait pas trouvé d’uniforme adapté à sa taille. Cette volonté d’engagement lui permit toutefois d’obtenir la nationalité française le 4 septembre 1926, de même qu’Esther.
Berthe et Fanny ont bénéficié de cette naturalisation mais pas Chiffra qui, née en Russie et déjà majeure, demeura apatride.
Registre de naturalisation – Archives nationales
La mémoire familiale retient que Léon était à la fois autoritaire et très affectueux vis-à- vis de ses filles à qui il voulait donner une éducation de bonne famille.
Il avait appris le français, était capable de lire le journal et s’intéressait à la politique, très reconnaissant à la France de l’avoir accueilli et de lui faire bénéficier de la liberté et de la tolérance.
L’intégration en France fut plus difficile pour Esther qui se sentait isolée. Elle a appris progressivement le français avec ses filles mais elle ne sut jamais le lire et l’écrire.
Elle entretenait une correspondance régulière en yiddish avec son père. Elle retourna à Równo avant la guerre de 1914 pour les vacances scolaires avec Chiffra et Berthe. Entre 1911 et 1914, le frère d’Esther, Elie, vint habiter chez eux à Paris pour faire ses études de médecine.
Léon, Esther, Chiffra, Berthe et Fanny dans les années 1920 (Archives familiales)
Ayant sans doute appris le métier auprès de son père, Léon ouvrit un atelier de menuiserie-ébenisterie au 58, rue de Charonne. Il fabriquait des meubles de belle qualité avec des bois exotiques, de la marqueterie et du bronze. La famille en a conservé quelques-uns dont la commode ci-dessous (archives familiales).
Les revenus de la famille étaient modestes car Léon vendait ses meubles peu cher et sa femme ne travaillait pas. Léon est mort à Paris d’une pneumonie en octobre 1934 à l’hôpital Broussais, à l’âge de 60 ans.
A cette période Chiffra, qui avait adopté le prénom de Sophie, avait sûrement quitté la maison bien qu’elle figure sur le recensement de 1926 sous le nom de Krajcer. Elle n’apparait plus dans le recensement de 1931.
Recensement 1926 – 3 rue Keller – Archives Paris
Recensement 1931
Sophie était mariée avec Simon Krajcer, avec lequel elle a eu deux filles Léa et Annette nées à Paris en 1927 et en 1929. La famille Krajcer habite 10, rue de Sévigné à Paris dans le IVe arrondissement.
Annette, la fille cadette de Sophie (Chiffra), a beaucoup témoigné après la guerre et a écrit sur la vie de sa famille. Ces récits nous ont été confiés par sa fille Sophie de Juvigny. Annette Krajcer-Janin est décédée le 23 janvier 2024 à Avignon.
Sophie Krajcer et ses filles, Annette et Léa
(Source : Page Facebook – Cercil-Musée Mémorial du Vel d’Hiv)
II – La vie avant la guerre
Malgré les difficultés financières de sa famille, Fanny et ses sœurs ont reçu une éducation complète et notamment une formation musicale qui comportait des leçons de violon, de piano et de chant.
Nous avons pu trouver des documents sur la scolarité de Fanny dont un registre, très probablement non destiné aux parents en raison du manque de retenue sur son appréciation et celles des autres élèves.
Mention du registre d’école sur Fanny : « Très bonne élève. Conduite exemplaire. Extrêmement travailleuse. Intelligence moyenne. A obtenu le C.E.» (Certificat d’études).
Registre école – Archives de Paris
Sur ce registre l’adresse indiquée est celle du 58 rue de Charonne, où était installé l’atelier de Léon. Fanny a quitté l’école Trousseau en juillet 1931 à l’âge de 13 ans avec son certificat d’études primaires. Nous ignorons si elle a poursuivi d’autres études ensuite. Nous ignorons aussi si elle a fréquenté l’école de la rue Keller située juste en face de leur immeuble.
Immeuble 58 rue de Charonne – Paris XI (Photo Nathalie Baron)
Sur le recensement de 1936, nous pouvons voir que Fanny était vendeuse. Elle avait alors 18 ans. Après l’application des lois antisémites de 1940, elle a trouvé des petits boulots à domicile comme de la couture ou de l’épluchage de légumes.
Recensement 1936
Malheureusement, nous manquons d’archives sur cette partie de la vie de Fanny entre le début de la guerre et son arrestation. Sa fiche d’internement à Drancy indique qu’elle est employée de bureau.
Selon les informations de sa nièce, Annette, avant le début de la guerre, Fanny chantait avec Berthe à la synagogue de Neuilly, mais comme toute jeune fille de 20 ans, elle devait avoir d’autres loisirs.
III – L’arrestation et la déportation de Fanny
Fanny a été arrêtée avec sa sœur Berthe à leur domicile, 3 rue Keller, le 17 juin 1944 car Berthe faisait partie du réseau de résistance « Plutus ». La biographie qui lui est concernée apporte des détails à ce propos.
Nous ignorons si, comme Berthe, Fanny était impliquée dans des actions de résistance, mais elle n’en revendique pas après la guerre. Elle était sûrement informée des activités de sa sœur.
Extraits du dossier de Fanny aux Archives de Caen – Novembre 1951
Le compte rendu de déportation de Berthe, daté du 4 juin 1945, nous donne des détails sur leur arrestation et leur déportation. Complété des lettres écrites par Berthe pour réclamer son statut de déportée politique, il nous a permis de retracer leur parcours. Berthe y fait très peu mention de sa sœur Fanny bien qu’elles n’aient jamais été séparées. Notre récit de cette période est complété par les informations consignées par Annette Krajcer-Janin, transmises par sa fille Sophie.
Berthe et Fanny furent emmenées au siège de la Gestapo 11 rue des Saussaies à Paris VIIIe. Elles y ont été interrogées pendant trois semaines avant d’être envoyées à la prison de Fresnes dans la section des prisonniers politiques du 17 juin au 10 juillet 44 dans la cellule 440. Berthe dit dans une de ses lettres avoir été torturée, mais nous ignorons ce qu’il en fut pour Fanny.
De là, elles furent emmenées au camp d’internement de Drancy le 10 juillet 1944. Fanny et Berthe Fanny y étaient, selon le fichier de Drancy, logées dans le 3e bâtiment au 2e étage. Elles portent les matriculles 24 998 et 24 999.
Fichier Drancy – Mémorial de la Shoah – Paris La couleur jaune de la fiche d’internement de Drancy indique que Fanny est immédiatement déportable. Le L rouge a été apposé après son retour et indique sa libération des camps, de même que les annotations au dos de la fiche.
Le 31 juillet 1944, elles furent déportées à Auschwitz depuis la gare de Bobigny par le Convoi 77. Berthe indique que les déportés étaient 60 dans un wagon à bestiaux.
Elles arrivent à Birkenau, de nuit, le 3 août. Les SS trient les déportés qu’ils vont envoyer à la chambre à gaz et ceux qui vont travailler. Au moment de la sélection Berthe et Fanny ont été séparées, puis le SS recruteur les dirigea finalement toutes les deux vers le groupe sélectionné pour entrer dans le camp de concentration.
Berthe indique dans son compte-rendu de déportation le sort des femmes sélectionnées pour le travail : « 160 femmes envoyées à la désinfection Etat-major des S.S. avec cravache. Mises étuves pour les vêtements. Complètement rasées douche, une robe sale et désinfectée. »
Fanny est tatouée sur l’avant-bras gauche du matricule A-16761. Elle doit apprendre à le prononcer en allemand, car à Auschwitz son identité se réduit à cette lettre et ces numéros.
Berthe précise qu’elle est affectée à la « corvée de briques », mais nous n’avons pas plus de détail. Fanny et Berthe étaient-elles dans la même baraque et soumises aux mêmes durs travaux ? Nous ne le savons pas.
Extrait compte-rendu de déportation de Berthe – 18 juin 1945 (Archives nationales)
Le 29 octobre 1944, en compagnie d’autres déportées, elles ont quitté Auschwitz en direction du camp de Kratzau en Tchécoslovaquie, un camp annexe du camp polonais de Gross-Rosen.
Le transport depuis Birkenau se fait par train, à 100 par wagons bestiaux fermés, et prend beaucoup de temps. Régine Jacubert dit, dans un témoignage enregistré, « on a mis deux jours pour faire 250 kilomètres ».
Kratzau est un camp de travail. La discipline est dure. Les déportées dorment dans des baraques, sur des châlits de trois niveaux. L’hygiène est déficiente, « les poux de corps étaientplus gros que nous », dit Régine Jacubert.
Le travail à l’usine était très difficile. Il durait douze heures. Fanny restait debout, n’avait pas de pause, souffrait du froid et avait toujours les mains dans l’huile pour fabriquer des munitions. Les déportées étaient pieds nus dans leurs sandales de bois et habillées de loques. Fanny est parvenue à tenir bon physiquement et moralement. Elle a souffert d’une blessure sur un tibia. Elle garda une cicatrice violette toute sa vie sur cette jambe car elle se massait avec ses mains incrustées d’huile et jamais lavées.
Les prisonnières françaises, un peu plus de cent, s’aidaient beaucoup entre elles pour se protéger, notamment des kapos polonaises ou hongroises qui les terrorisaient et les battaient.
Berthe a dû être soignée à l’infirmerie, car elle ne pouvait plus travailler à cause d’œdèmes aux jambes. Fanny venait lui remonter le moral, lui apporter à manger et parfois des pissenlits cueillis sur le chemin du retour de l’usine, selon le récit de leur nièce Annette.
Seul soulagement, dans ce camp, il n’y avait plus de sélections vers les chambres à gaz. La plupart des survivantes du convoi 77 ont été des travailleuses forcées à Kratzau, dans les différents emplois liés à ce camp.
Au printemps, le camp a été libéré par des résistants tchèques et des soldats russes, mais rien n’a été fait pour les déportées qui s’y trouvaient. Les surveillantes et la commandante allemandes avaient déserté le lieu quelques jours auparavant.
Les soldats américains sont ensuite arrivés et sont venus en aide aux prisonnières
Berthe avait été transférée par l’ambulance à l’hôpital d’une ville de la région et Fanny y fut également accueillie par les religieuses qui s’en occupaient.
Elles ont ensuite pu effectuer le voyage du retour ensemble, en train, avec des prisonniers de guerre français. Berthe ne pouvait plus marcher et était transportée sur un brancard ou en fauteuil roulant. Elles sont arrivées par Mézières, puis à Paris à l’hôtel Lutétia, auparavant occupé par les Allemands, mais qui a été transformé d’avril à août 1945 en centre d’accueil pour une grande partie des rescapés des camps de concentration nazis. 18.000 rapatriés sont conduits dans ce luxueux hôtel dont le général De Gaulle avait demandé la réquisition.
IV- Le retour en France
A son retour, Fanny pèse 57 kilos pour 1m 63. Comme la plupart des déportées, elle n’a plus ses règles. Son état général est jugé bon par le médecin qui l’examine. Elle a ensuite passé un test qui a révélé qu’elle était malade du typhus. Le typhus est une maladie mortelle qui se transmet par les poux, les puces, les poux de corps ou les tiques. Elle a été soignée à l’hôpital Claude-Bernard dans le XVIIIe arrondissement de Paris et est revenue quinze jours après au 3, rue Keller pour y vivre avec Berthe, leur mère et leurs deux nièces, Léa et Annette Krajcer, qui sont restées avec elles pendant un an.
Le père des fillettes, Simon, avait été transféré, fin 1941, dans un groupe de travailleurs étrangers dans les Ardennes. Il survit à la guerre. Leur mère, Sophie, a été déportée en 1942, après qu’elles avaient été emprisonnées toutes les trois lors de la rafle du Vel d’hiv, le 16 juillet 1942, et envoyées au camp de Pithiviers. Les filles ont été sauvées grâce à une cousine qui travaille dans l’administration du camp de Drancy, et à être protégées par l’Ugif, où travaille Berthe, en tant qu’enfants de travailleurs juifs étrangers, puis elles se sont cachées.
Fanny a travaillé dans l’entreprise de lingerie Sétamil fondée en 1916 et qui deviendra plus tard la marque Etam. Elle devient ensuite représentante commerciale et vend des boutons à des merceries. En janvier 1955, elle reçoit un pécule de 13.200 francs en contrepartie de sa déportation.
Fanny resta célibataire, il est difficile de retracer sa vie sentimentale. Elle vécut 3 rue Keller avec sa mère jusqu’au décès de celle-ci en juin 1958.
Sophie de Juvigny se souvient très bien de « Tante Fanny », qu’elle trouvait assez fantasque. Fanny venait régulièrement voir les parents de Sophie qui étaient sa seule famille proche à Paris.
Par ailleurs après la guerre Fanny a souffert de dépression et était bipolaire, sûrement à cause des séquelles psychologiques de la déportation. Cela l’obligeait à être hospitalisée 2 à 3 fois par an pour subir des traitements psychiatriques assez violents comme des électrochocs.
Fanny a obtenu le statut de déportée politique en 1954, mais elle ne parlait jamais de la guerre à son entourage. Elle est décédée le 18 août 1993, à Lagny d’un abcès au cerveau.
Fanny Libers et sa petite-nièce Sophie vers 1958 (Archives familiales)
Références des archives utilisées pour la biographie de Fanny Libers
- Acte mariage Leib et Esther : Archives Paris – 11M 463
- Acte de naturalisation de Leib Libers– Archives nationales 11664 X 25
- Acte de naturalisation d’Esther Fetz– Archives nationales BB/34/457
- Acte de naissance Fanny – Archives Paris – 12N 287
- Recensements Paris 1926 : D2M8 254 – 1931 : D2M8 397 – 1936 : D2M8 589
- Registre école – Archives de Paris 2615W_14_Libers
- Compte rendu déportation Berthe – AN F9 5586
- Libers Fanny © Archives de Pierrefitte: F/9/5712
- Libers Fanny – Libers Fanny © SHD de Caen – DAVCC 21 P 564 387
- Libers Fanny 3.3.2 TD File_Bad_Arolsen_104984948_0_1
- Entretiens INA. Mémoires de la Shoah, Régine Jacubert.
Nous tenons à remercier chaleureusement Sophie de Juvigny qui nous a fourni de précieuses informations sur sa famille ainsi que les membres de l’association Convoi 77 qui nous ont aidé dans nos recherches.