Julia Ghisalberti : « Je comprends mieux les silences de mon grand-père »

Julia Ghisalberti a participé au projet conjoint de lycéens de Moselle et collégiens de Dordogne dans leur travail sur l’histoire de Cécile et Simon Dembicer, et sur Joseph et Jacques Tabak, ses petits-cousins déportés par le convoi 77. Elle a partagé avec eux son remarquable travail de recherche. Elle livre ici dans ce beau texte ce que ce projet Convoi 77 avec des jeunes lui a apporté personnellement.

 

Mon grand-père a été très présent dans ma vie. Peu bavard, il faisait beaucoup de jeux de mots. Il était calme et très observateur. Il aimait nous montrer les nuages et les formes qu’il y découvrait. Mon grand-père n’était pas très grand, il avait perdu deux doigts en travaillant le bois, il était ébéniste. Il portait ce prénom incroyable de « Boumi » et j’ai su plus tard que son prénom de naissance était Icek. Il avait un accent des pays de l’est et roulait les R. Mon grand-père était un homme de conviction qui rêvait d’un monde égalitaire et juste. Il s’est éteint le 18 mars 2000, emportant avec lui l’histoire de ses frères, de ses sœurs, de ses beaux-frères, de ses belles-sœurs et de leurs enfants.

Dans le monde de mon enfance, mon grand-père avait une sœur, quatre frères dont un qui vivait en Israël et leurs parents étaient décédés il y a longtemps. Dans le monde de mon enfance, il y avait le Tonton Sobel, qui avait un tatouage sur l’avant-bras et sa femme, la tante Sobel, elle aussi tatouée, qui cachait de la nourriture par peur de manquer. Dans le monde de mon enfance, il y avait les enfants des frères de mon grand-père, ceux de sa sœur Régine et le livre de mon grand-père, dans lequel il parlait de ses actes de résistance pendant la Seconde Guerre Mondiale. Dans le monde de mon enfance, il y avait les amis de mes grands-parents, beaucoup étaient juifs et venaient jouer aux cartes. Il y avait la synagogue que j’apercevais de la fenêtre de ma chambre et où nous n’allions jamais. Je savais que j’étais juive, je savais que mon grand-père venait des Carpates tchécoslovaques où il avait connu la faim. Dans le monde de mon enfance, je n’ai jamais entendu parler de la déportation.

Les années sont passées.

J’ai démarré, adulte, un travail sur mon arbre généalogique sans imaginer un instant ce que j’allais découvrir. J’ai étudié le livre de mon grand-père, dans sa version longue. J’y ai trouvé des prénoms et des noms dont je n’avais jamais entendu parler. Je lisais, sans bien comprendre, que mon grand-père parlait de ses sœurs, de ses beaux-frères, de ses neveux, de ses nièces et de leur déportation. Qui étaient-ils ? Je ne le savais pas encore.

Dans le monde de ma vie d’adulte, j’ai découvert les archives municipales, départementales et nationales et leurs secrets. J’ai entrepris un travail de recherches, essayant de découvrir et de comprendre la vie de ces personnes. Tout ce que je découvrais semblait au-delà du concevable : 23 personnes disparues. En juillet 2018, j’avais réussi à reconstruire leurs parcours et retracé leurs vies. J’avais des photos, des dates de naissances, de mariage, de départ de convois et de décès. J’ai transmis mes documents au Mémorial de la Shoah, rempli les fiches de témoignage de Yad Vashem et refermé ce dossier familial. Dans le monde de ma vie d’adulte, mon grand-père avait perdu trois sœurs, un frère et quinze neveux et nièces. Dans le monde de ma vie d’adulte, la déportation commençait à se dire.

Puis les années sont passées.

J’ai été contactée en juillet 2022 par Monsieur Mandaroux, professeur d’histoire au Lycée Louis Vincent de Metz. Il m’a proposé de travailler sur les biographies de Cécile et Simon Dembicer ainsi que sur celles de Joseph et Jacques Tabak, les enfants de deux des sœurs de mon grand-père, déportés par le convoi 77. Dans le monde de ma vie d’adulte, il m’était proposé de repartir sur les traces de l’histoire de ma famille. J’ai hésité. Mon grand-père n’avait pas voulu parler et j’étais encore marquée par mes découvertes relativement récentes. Puis rapidement, j’ai accepté.

Le travail mené par les enseignants a été exigeant et réalisé de façon scrupuleuse. Toute cette année scolaire, les prénoms des sœurs de mon grand-père, de leurs enfants et de leurs maris ont résonné. Des ponts ont été créés entre Metz et Saint-Michel-de-Rivière, un petit village où vivait Rose, une de sœurs de mon grand-père, avec son mari et leurs enfants, et ce sont là-bas des collégiens qui sont venus enrichir encore ce travail avec une enquête de terrain.

Dans le monde de ma vie d’adulte, des enseignants et leurs élèves ont redonné vie à ma famille en retraçant son parcours. Une exposition a été inaugurée le 25 mai dernier à Metz, une partie de ma famille était présente, le grand-rabbin de Metz également et des membres de la communauté juive de Metz. Tous ont remarqué la qualité du travail réalisé. Dans le monde de ma vie d’adulte, il y a des élèves qui m’ont dit avoir été particulièrement émus par les vies de mes petits cousins et celles de leurs parents.

Je ne regarde plus la synagogue de la même façon, puisque c’était leur synagogue. Je comprends différemment le regard plein de tendresse, de douceur et de douleurs du Tonton Sobel et je comprends mieux les silences de mon grand-père.

Dans le monde de ma vie d’adulte, le silence s’est brisé et d’autres ont parlé de Léah, Salomon, Rose, Berthe, Frida, Joseph, Jacques, Hélène, Joseph, Roger-Israël, François, Jules, Rachel, Rose, Israël, Cécile, Simon, Jacques, Monish, Sarlota, Michaël, Samuel, Zéli, tous morts en déportation.

Une année pour retracer leurs vies, une année pour parler et les faire exister.

L’éternité pour ne jamais oublier.

 

Julia Ghisalberti

 

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